Quel pays arabe, ou compté dans l’ensemble générique arabe, n’a pas été confronté, selon des proportions à peine nuancées, à la problématique islamiste et ses complications politiques et sécuritaires ?
Depuis l’effondrement des modèles nationalistes, l’idéologie fondamentaliste s’est patiemment installée dans les institutions sociales, avant de viser la prise de pouvoir par le contrôle des institutions politiques. L’échec des régimes ayant conduit les indépendances après la décolonisation, leur hostilité systémique à la démocratisation ont sans doute fait le lit de l’intégrisme.
Celui-ci, idéologiquement structuré sur la négation de toute référence au séculier, soit schématiquement de toute conception de l’Etat et de la société en dehors du dogme matriciel religieux, a de tout temps fonctionné comme allié objectif des autocraties. La «révolution iranienne», à la fin des années 1970, a longuement servi comme l’exemple le plus abouti de l’utopie politique islamiste, et depuis, un peu partout dans le monde sunnite, la nébuleuse fondamentaliste est à la recherche d’un accomplissement, quitte par le moyen de la radicalisation et de la violence.
L’Algérie en connaît un sacré bout avec la sinistre décennie noire et son cortège de malheurs, dont les échos traumatiques agissent jusqu’à aujourd’hui. L’islamisme avait mené une guerre totale à l’Etat et ses fondements, s’était attaqué à l’élite sociale et politique, y compris par l’assassinat organisé, et déclaré hérétique, par son irrévocable «la démocratie est ‘‘kofr’’», toute aspiration à l’exercice des libertés politiques, collectives et individuelles.
C’est en Algérie que le lien «organique» et logique entre l’islam politique et le terrorisme, ou djihadisme, s’est probablement le plus démontré. Le monde n’a dû commencer à l’admettre que de longues années après le martyr algérien, suite aux attentas du 11 Septembre.
Même si la représentation islamiste dans la sphère politique est en reflux aujourd’hui, ses réservoirs sociaux, plus discrets et non moins dangereux, continuent à entretenir la menace d’un retour à la case départ. L’émergence d’un courant islamiste lors des manifestations du hirak a donné un aperçu sur la survivance d’éléments de relance du risque fondamentaliste.
Comme en 1988, sans aucune participation connue à la formation de la conscience politique ayant conduit au veto populaire à la reconduction de Bouteflika en 2019, la mouvance islamiste a revendiqué une part active dans les événements et des dividendes politiques dans toute perspective de représentation. Les prétentions de la mouvance et sa quête perpétuelle de visibilité lors des événements charnières ont simplement fragilisé la cohésion du hirak, ont ravivé les craintes et les traumatismes.
Printemps arabe et printemps islamiste
Le même schéma s’est retrouvé dans la série de constatations passée dans l’histoire comme «printemps arabe». L’explosion sociale née de l’immolation du vendeur ambulant Bouazizi à Sidi Bouzid, qui a fait déborder le vase de la colère contre le gouvernement Ben Ali en 2010 en Tunisie, a vu se mobiliser tout ce qu’avait le pays comme société civile (centrale syndicale UGTT, avocats, activistes…). La dynamique n’aurait sans doute pas réussi à fédérer les forces sociales, abouti au départ du régime et n’aurait pas fait contagion au-delà des frontières si la «révolution» avait porté le label islamiste.
Le processus de transition verra pourtant les mêmes islamistes remporter la majorité dès l’élection de l’Assemblée constituante, à travers le mouvement Ennahdha, échouer à rassurer la société tunisienne et les partenaires étrangers et à remettre le pays sur les rails. La mouvance djihadiste, décidément élément consubstantiel au cortège conceptuel islamiste, là aussi, a fait son apparition et fait subir des années de terreur à la Tunisie et son élite. D’aucuns concluent que le virage autoritaire pris par Kaïs Saïed depuis son arrivée au pouvoir trouve sa justification, de manière opportuniste, dans le désordre et les craintes que suscitent les islamistes.
Le cas égyptien est également instructif à ce titre. La même partition tourmentée s’est jouée à partir de la formidable mobilisation de la place Tahrir, en 2011, jusqu’au départ, dans le fracas et le sang, de Mohammed Morsi, pratiquement premier frère musulman «de souche» à être élu à la magistrature suprême dans le monde arabe.
Au bout de semaines pleines de sit-in permanents et de manifestations à travers les grandes villes égyptiennes, et portant des aspirations à la justice sociale et à la démocratisation des institutions, l’indéboulonnable Moubarak a cédé le pouvoir au profit d’institutions provisoires de transition. C’est dans cette phase que les islamistes, forts d’un puissant maillage social, entrent en jeu. Mohammed Morsi, représentant le Parti de la liberté et de la justice (PLJ), instrument politique de l’organisation native des Frères musulmans, a gouverné une année (juin 2012-juillet 2013), durant laquelle le logiciel idéologique et politique du fondamentalisme religieux a montré ses limites objectives à se dissoudre dans la démocratie.
L’alibi pour l’ingérence étrangère
L’effet en a été une division dangereuse de la société égyptienne et la crainte de ses pans progressistes de voir le pays sombrer dans la théocratie. Les grandes manifestations anti-Morsi de juillet 2013 ont donné le quitus politique à l’intervention de l’armée, commandée par Al Sissi, pour une reprise brutale du pouvoir.
Les massacres des deux places Al Nahda et Rabia El Adaouïa, un mois plus tard (des centaines de partisans des Frères musulmans tuées après des actions musclées de l’armée), ont signé une radicalisation des positions et ouvert la voie à un cycle de violences terroristes djihadistes dans le pays, notamment dans le Sinaï.
La donne islamiste est également un des éléments déterminant dans le chaos survenu après la chute d’El Gueddafi en Libye. C’est au nom de cette mouvance, en tout cas, que le pays est devenu, durant de longues années, un des fiefs de l’Aqmi et de sa maison mère, Al Qaïda.
La nébuleuse terroriste, appâtée par l’arsenal militaire légué par le régime déchu d’El Gueddafi, et profitant de la vacance institutionnelle, non seulement s’y est installée, mais a fait de la Libye un territoire d’entraînement et de préparation d’actions terroristes dans les pays du voisinage et au-delà.
L’éruption de l’islamisme politique dans la réplique syrienne du Printemps arabe a pareillement détourné un fleuve de protestation initialement dirigé contre le régime de Bachar Al Assad et motivé par des revendications démocratiques.
Le potentiel djihadiste a pu s’y exprimer dans toute son horreur, servant d’alibi aux ingérences et offrant le pays en terrain de bêta-test grandeur nature pour les nouvelles armes des puissances étrangères.