Mohamed Salah Boukechour. Historien de l’économie : «Le schéma colonial était calqué sur le modèle de la colonisation romaine»

31/10/2024 mis à jour: 04:27
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Spécialiste en histoire de l’économie, diplômé de l’institut d’histoire économique et sociale de l’université de Strasbourg et ancien doyen de la faculté des sciences humaines et sociales de l’université de Chlef, Mohamed Salah Boukechour analyse dans cet entretien la situation économique de l’Algérie pendant la phase noire de la colonisation. Avec un focus sur le secteur   agricole, il relève les disparités dans la répartition des richesses de l’Algérie.

 

Propos recueillis par Samira Imadalou

 

 

Pour commencer, peut-on dresser un aperçu général de la situation économique de l’Algérie en 1954 ?

L’état de l’économie de la colonie, en 1954, explique à elle seule la nature du système colonial français en Algérie. Le pays était scindé en deux modèles, cas presque unique dans l’histoire de la colonisation. Le premier modèle est le système capitaliste implanté dans des espaces habités par la population d’origine européenne (980 000 personnes) et le second modèle dénommé économie de subsistance dans le reste du pays où réside la population algérienne (8,5 millions de personnes). 
En termes de répartition par secteurs, on constate la domination du secteur agricole, socle du système colonial qui a accaparé les meilleures terres fertiles du pays. Le secteur industriel était embryonnaire, à l’exception de l’industrie extractive des métaux destinés à l’exportation vers le marché européen.


Les concepteurs de la colonisation de l’Algérie avaient opté pour la colonisation de peuplement, dont le pilier est le foncier agricole. L’instauration du projet a nécessité l’accaparement des meilleurs terres agricoles du pays pour la mettre à la disposition des colons européens. Les chiffres de 1954 illustrent parfaitement les résultats de cette stratégie : en termes de possession, les fellahs algériens possèdent 4,6 millions d’hectares, les colons européens 2,2 millions d’hectares. En termes de valeurs, la part du PIB du secteur agricole était de 200 milliards d’anciens francs, soit 33,8% de l’ensemble du PIB de l’Algérie qui était de 590 milliards (100 anciens francs = 2,55 euros), la part des colons européens est de 110 milliards de francs et les Algériens de 90 milliards. 


Dans le secteur agricole, l’activité viticole est devenue, depuis la décennie 1870, le fleuron de l’agriculture en Algérie. L’essor de cette discipline revient en partie aux crédits alloués, sans modération, par le secteur bancaire nouvellement installé en Algérie. Le vignoble prend ainsi une place prépondérante dans l’économie algérienne, non seulement par la quantité de la production, mais aussi par l’exportation du vin vers l’Europe et l’importation de machines-outils pour la mécanisation de l’activité. En 1934, la récolte de l’Algérie atteint 22 millions d’hectolitres (contre 75 en France). La part du secteur viticole dans les exportations en termes de valeurs dépasse, durant des années, les 40% sur l’ensemble des exportations.


Quid de l’industrie ?

Au sujet de l’industrie dans les colonies et en particulier l’Algérie, on constate que le Parti colonial, un lobby composé de grands propriétaires terriens en Algérie et leurs alliés politiques en Algérie et en métropole ainsi que les professionnels du secteur de l’import-export en Algérie et en France, s’est toujours opposé à l’essor d’une industrie sur place. Les craintes sont multiples et on peut en citer quelques-unes : pour eux une industrie en Algérie permettra la naissance d’un syndicat fort parmi les ouvriers musulmans, de même, une industrie dans la colonie constituait une menace pour le secteur import-export, enfin et c’est la raison capitale pour les colons, l’arrivée des industriels métropolitains marquerait la fin du modèle colonial axé sur le secteur agricole.
 

Qu’en est-il des  conséquences de la spoliation des terres agricoles les plus fertiles ?


D’abord, la notion de la propriété foncière diffère entre société traditionaliste, comme la société algérienne, et les sociétés ayant le capitalisme comme modèle économique. Ce dernier considère le foncier agricole comme un bien, un objet qui se vend et s’achète, alors que les familles algériennes considèrent la terre non seulement comme un bien, mais aussi comme une partie de leur «honneur».


La déclaration de l’Etoile Nord-Africaine au Congrès de Bruxelles, en 1927 résume mieux cet état de fait : «L’impérialisme français… s’est emparé des richesses naturelles et de la terre… les expropriés ont été obligés de vendre leurs bras aux nouveaux propriétaires du sol s’ils voulaient continuer de vivre. Des populations qui vivaient dans un état de prospérité qu’elles n’ont pas aujourd’hui, l’impérialisme en a fait des affamés, des esclaves.»


L’ensemble des rapports sur la situation économique et sociale de l’Algérie avant 1954 évoquent les difficultés insurmontables du pays : un secteur agricole ayant atteint ses limites et incapable d’apporter des solutions pour une population en détresse, un secteur industriel embryonnaire empêché de se développer par le Parti colonial et une démographie en croissance rapide. En 1954, le nombre de la population algérienne active était de 3,5 millions, 88% travaillaient dans le secteur agraire et 12% seulement sont repartis entre le secteur industriel et le secteur tertiaire. Face à cette misère sociale et depuis la loi du 20 septembre 1947 facilitant la circulation entre l’Algérie et la France, les Algériens trouvent refuge en France, le nombre de travailleurs immigrés algériens en France était en croissance rapide, en 1954, on comptait 250 000 personnes. La porte de l’immigration a permis aux Algériens de venir en aide à leurs familles restées en Algérie. L’ensemble des versements effectués en 1954 atteignait la somme de 33 milliards d’anciens francs, soit l’équivalent des rémunérations versées par le premier secteur, en l’occurrence le secteur agricole. Ces immigrés ouvriers, souvent sans famille, ont joué un rôle prépondérant dans le mouvement national et pendant la Révolution algérienne.


Quel impact ont eu toutes ces  inégalités sur le plan socioéconomique et sur le Mouvement de libération ?


Par nature, le système colonial est inégalitaire, il s’est constitué par effraction, dans le cas de l’Algérie par une expédition militaire en 1830, suivie par des guerres sans fin et des crimes, prolongées par une politique de dépossession des terres fertiles. Le colonialisme est ainsi un intrus qui portait en lui les gènes de son anéantissement.


Les inégalités socioéconomiques sont les résultats logiques du colonialisme, les premiers concepteurs européens l’ont dessiné ainsi : s’accaparer des richesses des autres nations en Amérique, en Asie et en Afrique. En ce qui concerne l’Algérie, son annexion à la France ne s’est pas faite comme le cas de la Corse par exemple, à savoir une intégration sans bouleversement démographique, où le paysan corse a préservé ses terres. Le schéma colonial en Algérie était calqué sur le modèle de la colonisation romaine. Les conséquences de cette politique coloniale se sont répercutée sur la population algérienne. A titre d’exemple, en 1954, le revenu moyen de l’Algérien est estimé entre 40.000 et 60.000 anciens francs, soit 1/4 et 1/5 du revenu en France. Dans le secteur agricole, le revenu moyen de l’Algérien varie entre 20 000 et 30 000 anciens francs, somme insignifiante en comparaison avec le revenu moyen d’un agriculteur en France qui est de 240 000 anciens francs. Autre exemple qui démontre les inégalités économiques entre Algériens et Européens dans la colonie, le domaine des investissements et des crédits : sur 18 milliards d’ancien francs de crédits alloués aux agriculteurs en une année, 14,5 milliards furent réservés aux Européens et 3,5 milliards seulement pour les Algériens. 


Ce sont donc tous ces éléments qui ont fait naître le Mouvement révolutionnaire de 1954…


Pour résumer, le système colonial a permis à une population d’origine métropolitaine qui représente moins de 5% de l’ensemble de la population de la colonie de monopoliser plus de 60% de la richesse du pays.
A ses disparités économiques, s’ajoutent les autres irrégularités politiques et sociales qui subsistaient depuis le début de la colonisation en 1830. Il fallait mettre fin à ce système qui se nourrit d’une idéologie raciste. 
Le texte de la Proclamation du 1er Novembre 1954 a tout résumé : «Notre action est dirigée uniquement contre le colonialisme, seul ennemi et aveugle.» C’était l’entame d’une Révolution d’un peuple opprimé contre le système colonial. 

 

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