Migration irrégulière : Maghnia, les derniers survivants de Oued Jorgi

28/08/2022 mis à jour: 04:36
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(photo : El watan)

Des chaussures usées, des bidons éventrés et de vieux ustensiles jonchent les allées poussiéreuses et défoncées du camp informel des migrants de Oued Jorgi, à Maghnia, à 8 kilomètres de la frontière avec le Maroc.
 

Les vestiges des cahutes bâties à base de branchages, de tôle et de plastique témoignent d’une agression violente. C’est comme si le «territoire» a été dévasté par une fatalité inexorable.
Samedi 20 août. Temps maussade. Un vent chaud souffle sur les berges de l’oued à sec. Nous rasons les murs pour dévaler la pente menant au ghetto : emprunter le chemin caillouteux menant chez les migrants subsahariens en situation irrégulière est perçu comme suspect par les autorités locales. Une suspicion née de cette idée farfelue consistant à faire croire que toute promiscuité avec les «Noirs» est synonyme de trafic, de prostitution, de crime… 
 

Des stéréotypes qui ont la peau dure. La rivière respire la méfiance et une colère à peine contenue. 
Nous déambulons dans les méandres du val maudit.
 

Au pied d’un monticule, un «bourg» composé de trois huttes semble avoir survécu à un drame. Notre incursion fait sortir les occupants au regard hagard.
«On arrêtera de migrer quand l’Occident cessera de décider pour nous»
 

«Notre territoire a été incendié de nuit par des mains inconnues. La peur dans l’âme, nous nous sommes déplacés un peu plus loin et avons élevé dans l’urgence et avec les moyens de fortune ces gourbis», explique, spontanément, dépité Abdoul, un Camerounais frisant la cinquantaine. 
 

A l’écart, assis sur une buse en ciment, Ismaïl, le visage émacié, intervient : «Imaginez, j’ai failli franchir la barrière en fer de Melilla, ce matin dramatique du vendredi 24 juin. Manque de chance, j’ai été arrêté avec des milliers de personnes, des compatriotes sont morts et d’autres croupissent dans les prisons marocaines. Après une semaine en cellule dans une brigade de la gendarmerie royale d’Oujda, j’ai été jeté de nuit, moi et cinq de mes concitoyens, sur le tracé frontalier avec l’Algérie. Nous avons échoué dans ce camp de Maghnia.»
 

Ismaïl est Soudanais, acteur et témoin du drame de la tentative d’invasion de Melilla du 24 juin 2022, où 23 personnes ont trouvé la mort dans des circonstances tragiques. «J’ai perdu cette folle envie d’aller humer l’air ibérique, mais au point où j’en suis, confesse-t-il, abdiquer s’assimilerait à de la lâcheté. Je retournerai donc à Nador pour tenter de conquérir Melilla.» Une manière à lui de résumer la philosophie de la migration irrégulière et périlleuse du sud vers le nord.
 

Il enchaîne, déterminé : «On arrêtera de migrer quand l’Occident cessera de décider pour nous.»
 

Installé sous une tente de fortune qui risque de s’écrouler à la moindre secousse de faible intensité ou un vent anodin, Issa, Malien âgé de 30 ans, se plaint : «Il y a quelques mois, nous étions plus de mille personnes, organisées en communautés. Nous vivions dans le respect. Nous avons finalement été dispersés. Beaucoup d’entre nous ont été embarqués pour Tamanrasset, pour ensuite, être rapatriés dans leurs pays respectifs, certains ont traversé la frontière avec le Maroc, quelques-uns ont carrément pris des embarcations à partir des côtes oranaises pour amerrir directement à Almeria, en Espagne. Ceux qui sont restés ici, comme moi, l’étau s’est resserré sur eux, les mesures sécuritaires sur la frontière se sont durcies et nous n’avons aucun moyen pour sortir de cet enfer. En attendant des jours meilleurs, nous respirons au milieu des immondices, menacés par des reptiles, sans sanitaires, sans eau, ni électricité.»
 

Issa et ses semblables aimeraient habiter dans des maisons, en locataires, vivre comme des humains. «En nous interdisant de louer des appartements ou des garages, on nous a réduits en infra-humains. Et dire que nous sommes dans notre propre continent…», se lamente-t-il, les larmes aux yeux.Adjoua, Béninoise, 27 ans, jeune infirmière dans son pays, semble être née sans avoir connu le sourire. Un visage triste exprimant la douleur, les malheurs «J’ai longtemps été bercée par le rêve de venir en Algérie pour exercer mon métier, mais une fois ici, tout s’est évaporé, j’ignorais que travailler dans votre pays était impossible, chimérique», confie-t-elle d’un ton qui ferait fondre le monticule au pied duquel elle élit domicile.
 

Ademola, son jeune époux, étudiant en économie, mortifié par la déception et le désespoir, révèle simplement : «J’étais guidé par le seul désir de terminer mes études dans une des universités algériennes. Je croyais que c’était possible, j’étais trop naïf…».


 Pour survivre, le couple et ses voisins travaillent épisodiquement et en catimini dans les champs. Pour quelques-uns d’entre eux, dans le bâtiment, comme manœuvres.
Joseph, électricien de métier, expulsé de Paris vers son pays en 2016, ne cherche qu’à retrouver ses trois enfants (deux filles et un garçon nés en France) et son épouse.
 

Très affecté moralement par sa situation particulière, Joseph, Camerounais que rien ne semble pouvoir consoler, peste contre ceux qui l’ont enferré dans son destin cruel : «J’étais en règle en France et je n’avais commis aucun délit. J’ai été reconduit à la frontière sans m’accorder l’ombre d’un instant pour défendre ma cause. En tant que ‘‘réfugié international’’, je suis non expulsable légalement, et même si c’était le cas, on m’aurait reconduit à la frontière du pays d’où je venais, c’est-à-dire l’Espagne.»
 

Joseph avait été expulsé vers son pays, un matin d’hiver sans que sa petite famille n’ait été informée. Destin ou obstination de l’être humain, toujours est-il que cette reconduite à la frontière n’a pas entamé une once de son envie de retourner dans l’Hexagone, puisque six mois après son expulsion au Cameroun, il reprendra la route en direction de l’Algérie pour atterrir au ghetto de Maghnia en septembre 2016.
Maria, le mannequin de l’Oued
 

Du haut de la crête surplombant la vallée, Marie semble nous regarder sans nous voir. Nous entendre sans nous écouter. Elle doit avoir la trentaine, même si des rides rongeant son visage sombre lui donnent la soixantaine. Une sénilité précoce qui a eu raison de sa détermination à conquérir l’Europe pour s’essayer au mannequinat.
 

Au fond, son rêve d’exhiber les vêtements de mode sur une piste de mode ne s’est pas complètement effiloché, puisqu’elle déambule dans les rues de Maghnia, mettant bien en exergue sa silhouette. Elle était belle dans ses lambeaux d’étoffe de gueuse.
 

En guise d’habits de mode, elle porte des haillons. Maria, Marie ou Sainte Marie, comme elle dit s’appeler, a basculé dans la folie. Sans que ses concitoyens s’en soient aperçus. «On n’a pas vu venir cette descente aux enfers», se désole Abdoul, avant de se corriger : «On n’a pas voulu voir venir, préoccupé chacun par le sort qui l’attendait !»
Le chagrin fait perdre la raison. «En réalité, beaucoup d’entre nous ont subi le même sort qu’elle, sauf qu’elle, une femme, sillonnant la ville du matin au soir, est plus visible», croit savoir Abdoul, citoyen africain, comme il aime se présenter.
 

Maria, pourtant, a été si près du but : elle a réussi à traverser la frontière entre l’Algérie et le Maroc et arriver jusqu’à Nador, à quelques pas de l’enclave espagnole de Melilla. Manque de pot, après un séjour de près de deux mois dans la forêt de Gourougou, près de Beni Ansar, en face de l’enclave espagnole de Melilla. 
 

Maria s’est fait arrêtée et ramenée d’où elle venait, le tracé frontalier entre l’Algérie et le Maroc et «priée» manu militari de regagner l’Algérie de nuit. Une sorte de «retour à l’envoyeur». Une attitude illégale très connue chez les autorités des deux pays qui consistait à se renvoyer nuitamment les migrants irréguliers. 
 

Chercheuse auprès de la division Droits des réfugiés et migrants de Human Rights Watch, Lauren Seibert pense que «l’Algérie a certes le droit de protéger ses frontières, mais pas de placer en détention arbitraire et d’expulser collectivement des migrants, dont des enfants et des demandeurs d’asile, en l’absence de procédure régulière». Et d’estimer qu’«avant d’expulser quiconque, les autorités devraient vérifier individuellement le statut des personnes en vertu des lois relatives à l’immigration ou à l’asile et veiller à ce que chaque demande soit examinée individuellement par les tribunaux».
 

Dans une ancienne déclaration, le ministère algérien de l’Intérieur, des Collectivités locales et de l’Aménagement du territoire a expliqué en substance que «le rapatriement de plusieurs migrants clandestins de différentes nationalités dont la majorité issue du Niger, lié à l’Algérie par une convention de rapatriement des migrants clandestins (…) notre pays fait face au phénomène de migration clandestine à partir de 44 Etats africains, d’où l’adoption par le gouvernement d’une stratégie nationale pour la lutte contre ce phénomène dans le strict respect des conventions et traités internationaux signés par l’Algérie, notamment en ce qui concerne le respect des droits de l’homme et de la dignité des migrants, en veillant à conférer le caractère d’intérêt national à ce dossier, outre la préservation des relations privilégiées de l’Algérie avec les pays du voisinage».
 

Qu’importe les lois, les risques et les lendemains incertains, Maria, Joseph, Abdoul, Ademola, Issa, les derniers survivants de Oued Jorgi continuent de s’accrocher à leurs illusions, leur rêve, celui de rester sur le territoire algérien et… peut-être, un jour, embrasser l’Occident, l’éden. A leurs yeux !

 

Reportage réalisé par   Chahreddine Berriah

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