La direction générale du commerce de la Commission européenne a saisi, le 14 juin dernier, le Conseil d’association, par une note verbale, d’un différend existant entre l’Algérie et l’Union européenne, en matière de commerce extérieur et d’investissement. La Commission européenne a invoqué des «restrictions imposées aux exportations et aux investissements des entreprises européennes», jugées «contraires à l’accord d’association UE-Algérie». Me Nasr-Eddine Lezzar, avocat d’affaires et ancien membre de la Cour internationale d’arbitrage de la Chambre de commerce internationale de Paris, analyse dans cet entretien toutes les hypothèses possibles pouvant marquer ce différend.
- La Commission européenne a annoncé son intention d’engager une procédure arbitrale contre l’Algérie. Les réglementations algériennes sont visiblement dans le collimateur de la Commission européenne. Qu’en pensez-vous ?
Les faits à l’origine du différend remontent à 2021, quand l’Algérie a commencé à introduire une série de mesures qui ont imposé certaines entraves aux exportations et aux investissements de l’Union européenne en Algérie. Il est un peu paradoxal que la communauté européenne ait mis quatre ans pour réagir. Cette réaction tardive s’expliquerait par l’accentuation des difficultés de la communauté et de ses membres. Les griefs portés contre l’Algérie sont présentés dans une note verbale du président du Conseil d’association UE-Algérie :
1- Un système de licences d’importation non automatique connu sous le nom d’«Algex» et administré par le ministère algérien du Commerce. Les importations n’ont pas lieu conformément aux conditions de libéralisation établies dans l’accord d’association ; à l’inverse, les importateurs doivent présenter un certificat Algex pour être autorisés à importer, mais ils ne le reçoivent souvent pas ou le font avec un retard important.
2- Une interdiction d’importation de produits en marbre et en céramique.
3- Une prescription de contenu local jusqu’à 30% pour la construction automobile, et subventions gouvernementales subordonnées à l’utilisation de ce contenu local.
4- La non-application des contingents tarifaires (CT) prévus dans l’accord d’association UE-Algérie.
5- Un plafond de 49% sur la propriété étrangère des entreprises qui importent des marchandises en Algérie.
5- L’obligation pour les entreprises importatrices de marchandises en Algérie de réorganiser leur structure en sociétés plus petites, exerçant exclusivement des activités homogènes et d’inscrire toutes leurs activités au Registre national du commerce.
6- Des restrictions au commerce des marchandises exportées ou importées d’Espagne et aux mouvements de capitaux entre l’Algérie et l’Espagne.
7- Une politique globale visant à remplacer les importations par une production locale.
Il y a lieu de préciser que nous ne sommes pas encore, loin s’en faut, à l’engagement d’un processus d’arbitrage, car l’article 100-1 de l’accord d’association subordonne l’engagement de l’arbitrage à une saisine préalable du conseil de l’association de tout différend relatif à l’application et à l’interprétation du présent accord.
Le Conseil d’association peut régler le différend par voie de décisions qui sont exécutoires pour les parties. Il est, aussi, très peu probable que le Conseil ne puisse pas prendre de décision et que le processus arbitral soit engagé.
Il faut dire que les accords d’intégration sont de nature plutôt politiques que juridiques en ce sens que les décisions prises sont plus basées sur des considérants politiques que sur des dispositions juridiques. Il y a de fortes chances que la philosophie du compromis prévale même s’il est à la limite ou en dehors de la légalité.
Les mécanismes et les moyens de coercition, tels les recours aux sanctions, risquent à terme de faire éclater l’accord d’association. Les intérêts bien compris des uns et des autres dictent la multiplication des efforts de concessions pour une décision au sein du Conseil. Ce dernier, composé par les représentants des Etats et du gouvernement, maîtrise plus et mieux les enjeux qu’un tribunal arbitral constitué de trois personnes dont la vision ne peut être qu’étriquée et réduite.
- Pouvez-vous nous éclairer davantage sur cette procédure arbitrale ? Comment sera prise la décision et comment sera-t-elle exécutée ?
Le processus d’arbitrage est un arbitrage ad hoc, prévu par l’Accord d’association Algérie par un article unique qui se limite à préciser les modalités de constitution du tribunal arbitral en édictant que chaque partie «peut notifier la désignation d’un arbitre à l’autre partie, qui est alors tenue de désigner un deuxième arbitre dans un délai de deux mois Le Conseil d’association désigne un troisième arbitre».
Ce mécanisme se rapproche de l’arbitrage commercial alors que nous sommes dans un contexte totalement différent qui est celui des litiges des accords d’intégration qui mettent face à face des entités politiques souveraines. Ce différend se rapproche, sans être totalement identique, aux litiges d’intégration communautaires, tels l’OMC par exemple.
Le choix du mode de règlement de l’accord d’association ne nous semble pas approprié et adapté à la nature du litige en lui-même et à la nature des parties en présence qui sont des Etats souverains liés par un accord multidimensionnel complexe et non des entreprises commerciales.
Le mécanisme de règlement des différends de l’OMC, par exemple, est nettement plus approprié aux problématiques multi facettes qui interpellent des considérants et des dispositions commerciales juridiques et surtout politiques. Nous avons vu, dans la note verbale du président du Conseil d’association UE-Algérie, les problématiques, à la fois nombreuses, variées et complexes qui nécessitent plusieurs spécialités et expertises.
- Pouvez-vous nous donner une idée sur le mécanisme de règlement des différends de l’OMC ? Comment s’effectue le règlement d’un différend ?
L’organe de règlement des différends au sein de l’OMC est le Conseil général, siégeant à un autre titre, composé de tous les membres de l’OMC. Il peut établir des «groupes spéciaux» composés d’experts chargés d’examiner le dossier il sera aussi seul comptant pour accepter ou rejeter les conclusions. Nous voyons que le différend est pris en charge, au sommet, par l’organe délibérant de l’organisation qui se chargera aussi de veiller à l’exécution.
Nous sommes loin, très loin, en pertinence d’une décision prise par trois arbitres. En outre, le processus de règlement, au sein de l’OMC, est tracé et balisé à travers plusieurs étapes : la consultation, l’établissement du groupe spécial, une procédure écrite déposée par la plaignante d’abord, la réfutation écrite et orale par le défendeur ensuite. Il y a aussi les expertises, l’avant-projet de rapport, le rapport intérimaire, le réexamen du rapport préliminaire et, enfin, le rapport final puis, le rapport qui devient une décision.
Nous voyons que le chemin est balisé, structuré, rien n’est laissé à l’improvisation. Comparé à cela, le mécanisme du règlement prévu par l’accord d’association est plutôt indigent. C’est aussi regrettable que paradoxal, car l’accord d’association applique les règles de fond de l’OMC.
Il aurait été souhaitable que les rédacteurs de l’accord d’association aillent au bout de leur logique et élaborent un mécanisme de règlement des différends, inspiré de cette grande organisation mondiale. Les concepteurs de l’accord d’association auraient pu aussi s’inspirer de la Banque mondiale qui a créé le CIRDI, institution arbitrale, pour régler les litiges entre investisseurs et les Etats d’accueil.
- Quelle est la défense que pourrait adopter l’Algérie ?
Il est très difficile de présenter une défense unique et commune pour les griefs variés qui sont présentés. Cependant, grosso modo, la défense devrait s’articuler autour de ce qu’on appelle «les défenses commerciales notamment les clauses de sauvegarde». Pour comprendre cela, il est important de rappeler que l’accord d’association se réfère aux règles de l’OMC comme droit applicable. Autrement dit, en signant cet accord les deux parties s’engagent à respecter les règles de l’OMC.
La défense de l’Algérie devrait puiser ses arguments dans les textes fondateurs de cette organisation mondiale qui a prévu des règles en vertu desquelles un membre de l’OMC prend une mesure de sauvegarde pour protéger une branche de production nationale. L’Algérie pourrait invoquer les techniques de défense commerciale, pertinente en l’espèce, appelée les clauses de sauvegarde qui permettent la suspension provisoire des obligations d’un Etat partie.
Il faut aussi ajouter que l’accord d’association prévoit des dispositions pour la protection de la production nationale dont celle qui nous semble pertinente, en l’occurrence, des mesures de sauvegarde (article 24), des mesures exceptionnelles en faveur des industries naissantes, ou de certains secteurs en cours de restructuration (article 11).
Les conditions et modalités de mise en œuvre des mesures de sauvegarde, compensatoires et antidumping sont fixées respectivement par des décrets exécutifs publiés dans le JO n°43 du 22 juin 2005. Cette défense sera d’autant plus pertinente et effective et convaincante, que l’Union européenne a eu recours par le passé à l’application des clauses de sauvegarde pour la protection des entreprises européennes.
Voici une citation tirée d’un site d’information sur l’Union européenne : «Les instruments de défense commerciale (ou IDC) visent à assurer un commerce équitable ainsi qu’à défendre les intérêts des entreprises européennes.
Ils sont conformes aux accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui autorisent ses membres à se prémunir contre les pratiques déloyales.» Toutefois, comme le précise la Cour des comptes européenne, si «la législation de l’UE doit refléter pleinement les règles de l’OMC», elle peut dans certains cas «établir des exigences supplémentaires».
- Comment percevez-vous la démarche de l’Union européenne ?
A mon avis, elle est maladroite et précipitée. L’Union européenne semble avoir perdu son sang-froid. Les litiges dans les ensembles d’intégration ne se règlent ni par la guerre économique ni par les mesures coercitives et les procédures contentieuses. On aplanit les difficultés par la négociation, la persuasion, le commerce.
Les accords d’association de l’Union européenne sont contestés ici et là et n’ont pas engendré, notamment pour l’Algérie, les résultats escomptés. Il y a même des velléités de dénonciation de ces accords de la part de plusieurs pays. L’Algérie avait déjà, depuis octobre 2021, évoqué la nécessité d’une évaluation et l’établissement d’un bilan d’étape de l’application et des apports cet accord.
Officiellement, l’Algérie a manifesté son intention de revoir les dispositions de l’accord d’association avec l’Union européenne (UE), «clause par clause», en fonction d’une vision souveraine et d’une approche «gagnant-gagnant» en tenant compte de l’intérêt du produit national en vue de «créer un tissu industriel et des emplois», précisait un communiqué de la présidence de la République.
Il est à prévoir que l’initiative impromptue du président du Conseil de l’accord d’association, loin de consolider l’accord d’association, va plutôt accélérer sa dénonciation par l’Algérie. La montée du Front National en Europe est aussi un facteur d’accélération d’un processus de dénonciation de déclin des accords d’association de l’UE.