Énième épreuve d’envergure et énième constat de carence sans appel pour la Ligue arabe. L'organisation a, en le contexte de la guerre impitoyable que mène l’armée israélienne contre la Bande de Ghaza depuis un mois et demi, un grand rendez-vous avec l'histoire.
Mais sans grande surprise, elle est en train de le rater, livrant, en l'occurrence, une des preuves les plus retentissantes de ses limites, voire de sa caducité avérée en tant que cadre de regroupement géopolitique. Alors que la question palestinienne refait surface avec grand fracas sur la scène internationale, certes au prix d'une déflagration très coûteuse humainement et matériellement, la Ligue n'est pas parvenue à rompre avec sa léthargie et son incapacité à assumer sa vocation théorique de cadre de concertation et d’action censé défendre les intérêts et l'intégrité de la communauté arabe.
Deux moments ont donné à voir récemment les contradictions et impasses structurelles qui minent l’organisation. La réunion du Conseil de la Ligue arabe, regroupant les ministres des Affaires étrangères des Etats membres, tenu dans l’urgence le 12 octobre dernier au Caire, a été la première réaction de l’organisation à l’accélération tragique des événements en Palestine.
La réunion, même se contentant du minimum syndical en reproduisant la littérature symbolique de la dénonciation d’Israël, n’a pu échapper à l’exposé de ses divergences objectives.
L’Algérie s’est ainsi élevée, à juste titre, contre l’équidistance affichée dans la déclaration finale par rapport aux actions de la Résistance palestinienne et l’acharnement indiscriminé de l’armée israélienne, en restant fidèle à sa position historique de soutien inconditionnel du droit du peuple palestinien à l’autodétermination. L’Irak et la Syrie, deux pays fondateurs de la Ligue, ont émis des réserves à leur tour ainsi que la Libye.
Les divergences vont se retrouver un mois plus tard à Riyad, en Arabie Saoudite, lors du sommet extraordinaire conjoint de la Ligue avec les Etats membres de l’OCI (Organisation de coopération islamique). Là aussi, la ligne de fracture entre les pays normalisateurs ou liés par des accords de paix particuliers avec Tel-Aviv, et les partisans d’un «front de refus» de toute concession à l’occupant israélien a eu un impact concret sur les événements.
L’Egypte, la Jordanie, les Emirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc – auxquels il faut désormais ajouter l’Arabie Saoudite, postulant déclaré à la normalisation – se sont ligués contre toute tentative de transformer les prises de position principielles en mesures de rétorsion diplomatiques ou économiques pour faire pression sur Israël et le bloc occidental qui le soutient. C’est pourtant là une des propositions de la classe politique et certains mouvements de résistance palestiniens.
Du lyrisme de la «Nation arabe»
Au-delà du concept moral de «trahison» dont se rendrait coupable la Ligue des Etas arabes vis-à-vis de la cause palestinienne, les divergences historiques et génétiques au sein de l’organisation, au nom des intérêts nationaux ou des options idéologiques, imposent leurs poids décisifs au moment des grandes articulations de l’histoire. Il ne suffit manifestement pas de se revendiquer d’un socle communautaire aussi théorique que lyrique, autour du concept de «nation arabe», pour construire un ensemble géopolitique cohérent et pesant quelque chose sur l’échiquier mondial ou régional. L’histoire de la Ligue arabe est riche en épisodes de crise aiguës dans le registre. Dès la vague de décolonisation, une ligne de division s’est dessinée entre des Etats ayant opté pour le modèle socialiste inspiré par l’ex-URSS, et le modèle libéral incarné par les Etats-Unis, à travers notamment les monarchies et émirats naissants du Golfe.
L’épreuve de l’invasion du Koweït par l’Irak, en 1990, et la guerre qui s’en est suivie, a confirmé le fossé doctrinal de manière brutale, si bien que des pays arabes se sont retrouvés dans la coalition militaire «internationale», conduite par les Etats-Unis, alors que d’autres ont considéré que l’offensive militaire contre Baghdad était une agression contre la «nation arabe».
Yasser Arafat s’est retrouvé embarqué dans le conflit en s’alignant sur les positions de Saddam Hussein, ce qui vaudra à la cause palestinienne, une fois la guerre pliée, de nombreuses représailles des «frères arabes» s’étant rangés dans l’autre camp. Le Tunisien Chadli Klibi, secrétaire général de la Ligue pendant 11 années, a dû démissionner de son poste dans le contexte, tant les divergences étaient ingérables.
Les divisions nées de l’exclusion de la Syrie de Bachar Al Assad et son remplacement jusqu’à récemment par l’«opposition» à son régime dans le sillage des bouleversements des «printemps arabes» sont d'autres séquences de ces crises à répétition devant lesquelles les structures de l’organisation sont restées sans ressources.
Enfin, sur les cycles de normalisation avec Israël, la Ligue arabe n’a pas eu non plus à se définir une discipline de groupe, y compris en ce moment où se joue grandement l’avenir de la Palestine, et plus globalement celui du Moyen-Orient, et de l’idée même d’un monde arabe solidaire et lié par un destin commun. Mais il est vrai, à la décharge des diplomates attitrés de l’organisation, que nul n’est tenu de transformer les chimères en projets.