L’œuvre de la Soummam, un projet de société en héritage (2epartie)

11/08/2024 mis à jour: 23:52
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Les conceptions religieuses sont reléguées au second plan, et par ailleurs, la foi fonctionne comme un levier de mobilisation nationale. Elle n’est pas la sublime ordonnatrice de la société, elle n’est que la garante des liens sociaux découlant de l’appartenance des hommes à un même pays selon les règles définies par les lois de la République révolutionnaire. 

Enfin, la pensée politique de la Soummam dépasse largement le cadre de la réflexion institutionnelle. Elle entend réfléchir à la marche nationale dans toute sa complexité. Elle n’élude pas cependant les interrogations majeures sur l’organisation de la société et fait progresser les notions aussi essentielles que la citoyenneté, la modernité, la laïcité, le droit, la justice, l’Etat, les relations internationales, l’histoire et l’algérianité. 

La vision politique dans la conception de l’Etat-nation posée par l’esprit soummamien s’appuie sur le principe de la rupture avec l’ordre colonial et ses alliés : elle suppose la possibilité de garantir à tous les Algériens les mêmes droits dans l’espace public. Les citoyens ne doivent pas être identifiés par leur rang social ou par leur origine ethnique, car la reconnaissance de telles différences conduirait inéluctablement à recréer dans l’Algérie en lutte les inégalités et des divisions dans les rangs du mouvement libérateur.

 Les attaches communautaires selon la doctrine de la Soummam enfermeraient les Algériens dans une condition sectaire et réductrice dont ils ne pouvaient sortir. Le citoyen est celui qui possède ces droits et qui est tenu de les exercer dans l’ordre politique national.  

   L’impact de la Soummam, c’est ce qui fait le citoyen, c’est son appartenance à une communauté civique. Une telle conception de l’individu rompt avec la vision des temps anciens, celles du communautarisme et des féodalités qui exaltaient la supériorité des bachaghas, des caïds et d’autres notabilités. Elle implique de considérer tous les individus de façon abstraites, à partir des liens qui unissent le pays. Toutes ces évolutions doctrinales permettent en effet la reconnaissance progressiste, par la société nationale, d’une suprématie du FLN-ALN, forgée sur le terrain des luttes politique, militaire, syndicale, sociale et diplomatique.     


LA DOCTRINE DE LA SOUMMAM ET LE FÉODALISME

Le régime colonial a été instauré par les armes, en semant la terreur, la famine et la misère. Pour imposer la colonisation destructrice et meurtrière, les généraux français ont gazé, exproprié et déporté la population nationale et rasé des villages entiers. Ils ont détruit la société, ses structures vitales, sa base économique et ses acquis anciens. Ils ont pris la terre aux Algériens et occupé leurs bâtiments, puis les colons français se sont emparés des forêts de chêne-liège et des ressources minières. 

Le peuple algérien était réduit à la pauvreté et à la marginalité. «...Il faut empêcher les Arabes de semer, de récolter et de pâturer», avait ordonné Bugeaud. Mais il s’est consolidé par l’allégeance particulière de la féodalité mercenaire, représentée par les grandes familles de l’ancien makhzen, les dignitaires du régime turc, et plus tard, par la féodalité administrative : bachaghas, caïds, naibs, etc.


A l’exception de Boumezrag de Médéa et d’Ahmed de Constantine qui se sont levés spontanément pour défendre les terres de nos ancêtres, les beys et les gros possédants terriens enrichis par les concessions foncières des Turcs, pour sauver leurs intérêts et leurs situations, se sont mis immédiatement au service de la colonisation française. Les familles Mohand Saïd Ben Aly Cherif-Ameziane, Seghir Bengana, Mihoub Ben Chennouf et tant d’autres, qui, dès les débuts des mouvements insurrectionnels, ont fait allégeance à l’ordre colonial et apporté leurs concours au colonialisme dans ses féroces répressions. 

Ce sont, en effet, ces seigneurs féodaux qui contrôlaient de vastes territoires et la féodalité administrative qui ont servi une cause injuste : la colonisation barbare, un système à contretemps de l’évolution humaine. Pendant longtemps, les écoles françaises destinées aux autochtones algériens ont porté le nom officiel «d’écoles pour fils de notables». Ce dernier terme désignait souvent la progéniture de cette classe féodale restreinte de gens privilégiés.

Cette caste préférée, à la recherche de nouveaux titres, s’est fortement appliquée à dévier la dynamique de l’émancipation sociale et politique de l’Algérie. Au cours des décennies et jusqu’au plus fort de la lutte armée, ces féodaux ont servi les desseins du colonialisme, en tentant vainement à diviser le peuple algérien qui était engagé dans la voie de la réalisation nationale.

Ainsi, dans l’histoire de la résistance héroïque et tragique du peuple algérien, face au colonialisme destructeur, ces grandes familles mercenaires et terriennes, les chefs religieux et les dynasties de khalifas et bachaghas ont été les éléments de discorde et de trahison dans un pays organisé sur le pied de guerre et qui s’efforçait de défendre son indépendance.

A trente-neuf ans d’intervalle, les soulèvements de Abdelkader et Ahaddad, en déclenchant les forces populaires et en faisant agir les masses paysannes, en les regroupant et en les remobilisant contre un envahisseur plus fort et plus moderne, n’ont pas été autre chose que des révolutionnaires. Dans un sursaut digne des révolutions des peuples opprimés atteints dans leurs vies et leurs terres, ces leaders ont rallié les paysans des différentes régions du pays, ceux de l’Ouest, ceux de la province d’Alger, ceux de la Kabylie, de l’Est et les opposants aussi bien aux colons qu’aux féodaux et chefs religieux alliés de la France. 

Ils ont fait preuve d’une conscience politique aiguë, en brisant la conscience tribale et clanique, longtemps entretenue par la féodalité mercenaire. Ils ont par ailleurs ouvert la voie à l’affirmation d’une conscience nationale moderne qui avait projeté son ombre d’abord, dans le mouvement social et ensuite dans les partis politiques algériens nés à partir des années 1920. 

Abdelkader et Ahaddad, tous deux issus d’un milieu médian où l’exercice de certaines vertus morales était une règle de vie nécessaire. En se mettant au service de la population plébéienne, des paysans démunis, et en ayant pour objectif la libération du territoire national et la destruction de la puissance néfaste et antinationale du féodalisme, leur conscience politique était doublement révolutionnaire.  

De nombreuses collectivités à leurs époques avaient vu naître dans leur sein de véritables comités libres et démocratiques dénommés «chartia», élus par les bourgades. Ces sortes d’assemblées para-municipales s’étaient créées dans les communautés paysannes par réaction contre l’autorité et les abus des caïds, exécutants zélés du colonialisme. Quoi qu’on dise, le mouvement révolutionnaire naissant et s’affirmant dans l’Algérie de Abdelkader et plus tard de Ahaddad, était synonyme de libération, de dignité, de justice sociale, de lutte contre le colonialisme et contre la vassalité éminemment immorale et antinationale des familles féodales.  

 S’inscrivant dans la lignée de la philosophie révolutionnaire de Abdelkader et plus tard de Ahaddad, l’esprit soummamien fait reposer son projet de société sur une triple exigence, dont l’ambition affichée est de mettre un terme à l’ordre colonial, à la nuisance du féodalisme et à l’esprit du communautarisme. Il estime que le triptyque – colonialisme, féodalisme et communautarisme – sabordent la Révolution. Pour les Soummamiens, les structures internes d’un Etat s’élaborent fermement à partir de la base, inspirant chacun les attitudes constructives et uniformes du citoyen.  
 

L’esprit de la Soummam est désormais conçu comme le prolongement de la société algérienne dans sa lutte pour son émancipation sociale : se libérer du colonialisme, du communautarisme et du féodalisme. Il doit prendre corps dans l’activité sociale elle-même. Ainsi, la doctrine de la Soummam institue des assemblées du peuple, élues par les populations rurales, organise des lieux de délibérations publiques et procède à la nomination de commissaires politiques. Autant d’innovation marquant le renforcement de la Révolution dans la vie paysanne et rurale. 
Ce n’est pas le fait du hasard, qu’en 1957, pour contrer l’implantation et l’organisation du FLN dans les zones rurales, les autorités françaises ont ordonné la liquidation physique de tous les membres de l’Organisation politico-administrative (OPA) faits prisonniers et qui agissaient surtout dans les campagnes. 

En affirmant l’unité du peuple algérien, le texte de la Soummam confie à la paysannerie le soin de  combattre sous la conduite «d’éléments citadins politiquement mûrs et expérimentés»(2), dotés d’un certain niveau d’instruction qui intègrent alors le FLN, à l’image de Benyoucef Benkhedda, Ferhat Abbas, Tawfiq El Madani, Aïssat Idir et tant d’autres. Ainsi, les sursauts populaires, l’élan libérateur des masses exploitées, les vastes mouvements qui préludent aux révolutions de toutes sortes, naissent toujours d’une expérience tragiquement vécue.  
Ce sont en effet, les paysans qui, lésés, anéantis par les famines, appauvris et incurvés sous l’administration tyrannique des caïds qui sont frappés par de lourdes contributions de guerre comme châtiment de leur résistance. 

Souvent, les historiens écrivent l’histoire de l’insurrection nationale au sommet, mais pas à la base, ou l’action déterminante a pris le plus de volume et le plus de sens face à l’armée française. Le concours incontestable de la paysannerie dans la longue marche pour l’indépendance nationale n’est pas suffisamment mis en lumière et étudié dans le détail au niveau de son engagement patriotique, sa ténacité combative, sa résistance opiniâtre, son endurance et sa légendaire solidarité. 


L’HÉGÉMONIE DU FLN-ALN DANS L’ESPRIT DE LA SOUMMMAM 

L’essor de l’Etat-nation s’accompagne avant tout, du déclin de la conception féodale de la société, la disparation du communautarisme au profit de la congrégation nationale et l’anéantissement du colonialisme. Il prend appui sur les résolutions politico-idéologiques, claires et applicables à tous, et la constitution d’une organisation socio-administrative chargée de protéger l’ensemble du pays. Il est à cet égard, le fruit d’un double processus: la dépersonnalisation de l’ordre colonial et la cristallisation du pouvoir dans le FLN-ALN.  
Face au rouleau compresseur du colonialisme et au modèle communautaire de la société Algérienne, l’esprit soummamien forme un édifice doctrinal réglementant le fonctionnement politico-militaire du FLN-ALN et défend une ambition majeure : imposer les institutions nationales universelles sous l’autorité exclusive du FLN et apporter des éclairages particulièrement décisifs sur l’unité du corps politique, ses lois fondamentales, ses représentations et ses symboles.  


Pour que l’idée de la souveraineté nationale puisse définitivement prendre forme, il faut que la suprématie du FLN-ALN parvienne à s’imposer autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. La vie politique devrait être placée sous son autorité, et n’est plus vouée à s’adapter à l’organisation spécifique des autres partis. Pour les Soummamiens, le FLN n’est pas un parti d’opposition, mais l’autorité officielle de l’Algérie qui dirige la lutte armée contre l’occupation française. 


Désormais, le pouvoir est clairement identifié, à une direction centralisée et unitaire, s’exerçant sur la population algérienne et dans le cadre du territoire national clairement délimité et partagé en Wilayas. Il repose, en effet, sur une doctrine large et cohérente qui s’accompagne d’une vaste transformation des représentations politiques. Il est devenu, dans les faits, un ordre de pouvoir réglé par des lois et encadré par ses structures révolutionnaires. L’hégémonie du FLN est envisagée dans la pensée de la Soummam, comme un ordre politique supérieur, stable et irréversible, mais transitoire, car dicté par les impératifs de la centralisation de la lutte pour l’indépendance nationale. 
Libérer l’Algérie des griffes de l’impérialisme français impose, avant tout, la canalisation des forces nationale autour d’une conception jacobine de la Révolution. L’existence de concurrents introduit une division dans les rangs de la guerre de Libération. Elle contredit, par ailleurs, la thèse d’un FLN représentant exclusif du peuple algérien, sape sa quête de représentativité et fait de l’ALN une armée moins nationale que son appellation le proclame. 


Ainsi prend forme, avec les Soummamiens, un vaste mouvement jacobin qui préfigure les doctrines centralisatrices modernes en s’appuyant sur le principe de la collégialité dans la prise de décision : un principe affirmé par la proclamation du 1er Novembre et confirmé dans les résolutions d’Ifri. L’esprit de la Soummam dans son approche jacobine n’accepte pas les prémisses de la pensée individualiste. 

Dans son système, l’individu est une manifestation négative du cours de l’insurrection, et est l’expression d’une révolution dont les solidarités se défont. Il est donc destiné à retrouver sa condition révolutionnaire et à rejoindre le cadre centralisateur et incontestable de l’insurrection. 
La doctrine de la Soummam sacrifie la vie individuelle et la diversité politique sur l’autel de l’indépendance nationale. Elle affiche ouvertement son anti-Messalisme, son anti-communisme et plus tard son anti-berbérisme. Elle suppose la possibilité d’une transformation radicale de l’Algérien et de la société : seule une refonte totale de la vie politique peut permettre la construction de l’Etat-nation moderne. 
Le processus de concentration du pouvoir au profit du FLN-ALN conduit en effet, sur plusieurs années, à l’édification d’institutions politiques centrales d’où sortiront les premières fondations de l’Etat-national algérien. 

Cette monopolisation, on la voit, au fil des années, consolide la position du FLN-ALN dont l’autorité et le prestige s’accroissent considérablement sur le double plan national et international.   

Sans sa forme jacobine, uniformisée et homogène, la révolution n’aurait pas pu s’enraciner dans le territoire national. L’hégémonie imposée par le FLN-ALN a réussi en dépit de l’impossible. L’esprit de la Soummam est l’un des rares exemples de ce genre qu’ait connus l’histoire contemporaine de la Résistance mondiale, même en Europe ou l’on a assisté, dans maints pays, à une prolifération des réseaux et de groupes armés sans lien entre eux. Il faut enfin reconnaître que le processus de monopolisation entériné par les résolutions de la Soummam ne réussit pas partout. Confronté à des résistances interne et durable, cette conception jacobine ne conduit pas à la constitution d’une véritable unité politique dans les Aurès et dans le Sud algérien. 


LA PRIMAUTÉ DU POLITIQUE SUR LE MILITAIRE ET DE L’INTÉRIEUR SUR L’EXTÉRIEUR

L’esprit de la Soummam est le premier à formuler explicitement une distinction entre, d’un côté, les politiques dans leurs dimensions de productions intellectuelles et doctrinales, et de l’autre, les militaires, dans leurs vocations organisationnelles et incontestables. L’action politique dans sa permanence et dans sa primauté, désigne l’ensemble des structures et des règles autour desquelles est organisée la Révolution. Elle signale l’existence d’un ordre de pouvoir supérieur et immanent. 

Elle reconnaît la permanence d’un espace bien identifié où s’exerce le pouvoir quels que soient les changements contingents qui affectent l’insurrection nationale.   (A suivre)

 

Par Mustapha Hadni
Chercheur en histoire

 


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Références et sources bibliographiques :
2-Extrait de la Plateforme de la Soummam.  

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