Les historiens, qui réduisent le contre-congrès du Caire à des questions de querelles de personnes, de frictions et de déchirements entre Abane et les 3 B, sont en réalité des divergences de fonds, qui sont éminemment d’ordre politique, entre le civil et jacobin Abane et ses adversaires militaires.
Ce n’est pas pour rien que Abane, apostrophait du nom de «potentats de l’Orient» Krim, Boussouf et Bentobal. Il ne faut pas s’illusionner sur la portée politique d’une telle appellation avilissante. Les ressentiments véritables ou présumés et les agitations des uns et des autres ne reflètent en vérité, que la face visible qui masque le soubassement d’un contentieux primordial : la prééminence du politique sur le militaire. Dans les faits, c’est la conception de l’Etat-nation et son devenir en tant qu’entité politique qui étaient cœur des divergences de la réunion du Caire.
Ce n’est pas le fait du hasard que Ben Bella se félicite de l’assassinat de Abane et encourage le triumvirat à continuer dans cette voie d’«épuration» et d’«assainissement»(12) dans les rangs du FLN-ALN. En effet, les objectifs essentiels tracés par le duo Ben Bella-Boudiaf contre la Soummam sont concrétisés à l’issue de la réunion du CNRA : l’inversement des résolutions politico-idéologiques, principalement la primauté de l’intérieur sur l’extérieur, le politique sur le militaire, l’éviction des ex-centralistes du CCE, et enfin, la marginalisation politique de Abane.
Dans tous les cas, la réunion du Caire a acté le divorce intellectuel et politique évident entre les porteurs des deux visions: d’un coté ceux qui soutiennent l’avènement d’un Etat civil et politique, de l’autre, ceux qui œuvrent pour l’hégémonie militaire.
En somme, au-delà du projet anti-Soummam formulé dans le contexte de discorde et des troubles politiques, les conséquences des résolutions du CNRA du Caire doivent s’analyser sur le long terme, à l’aune des grandes mutations politiques et intellectuelles qui marquent l’histoire nationale algérienne.
CONCLUSION
La doctrine de la Soummam est la plus féconde et la plus décisive de l’ensemble des initiatives politique de l’Algérie en guerre. Elle constitue en effet, la première réflexion profonde sur le pouvoir du politique, sur la doctrine révolutionnaire et ses rapports avec la société. Elle représente enfin, une évolution majeure dans le processus de maturation de la conscience révolutionnaire nationale.
Elle personnifie l’âge d’or de la révolution nationale dans lequel, s’est développé une conception savante de la guerre et une solide assise intellectuelle aux disciplines politiques et militaires. Elle incarne en effet, une étape essentielle dans la marche vers la pensée nationale moderne et dans l’organisation insurrectionnelle en pensant, pour la première fois, la révolution sous formes d’hiérarchisation. Elle propose enfin de bâtir une construction nationale nouvelle, en rupture total avec l’ordre colonial, conciliant à la fois la proclamation du 1e Novembre et les sources philosophiques modernes dans la construction de l’Etat-nation indépendant.
La Soummam constitue un moment charnière dans l’histoire des idées politiques et a eu des retentissements majeurs dans l’Algérie en armes. Elle est symptomatique de l’ouverture de la dynamique révolutionnaire à la pensée moderne. Sa foi dans la raison politique, dans l’organisation et dans les approches géopolitiques constitue, à cet égard, une préfiguration des nouvelles interrogations philosophiques qui alimenteront, quelques années plus tard, la pensée de l’Etat-national.
En reconnaissant l’existence d’un domaine de la raison politique, l’esprit Soummamien forge les outils intellectuels qui permettent de penser la révolution. Il ouvre la voie, plus avant, à l’identification d’un ordre politique national autonome. A cet égard, en réalisant une distinction nette entre ce qui relève de l’ordre du politique et de l’ordre du militaire, il permet à la pensée révolutionnaire de s’affranchir des confusions, en imposant particulièrement l’exigence d’un ordre de pouvoir supérieur: la suprématie politique.
La plateforme programmatique opère non seulement une rupture intellectuelle avec l’ordre colonial et la légitimité ancienne mêlant communautarisme, conservatisme et féodalité, mais elle donne lieu à une expérience concrète prouvant qu’il n’est pas simplement un idéal. Surtout, elle donne un nouvel horizon moral à la vie politique; en fondant sur les valeurs universelles, de liberté, d’égalité et de modernité sur la recherche plus générale de la justice sociale. Elle compose enfin, un point de référence essentiel dans la construction de la légitimité d’une république moderne. L’approche de la Soummam s’enrichit d’une réflexion moderne et laïcisée, qui forge son propre langage et ses propres outils de compréhension.
Plus avant, elle pose les prémisses intellectuelles d’une nouvelle conception de la vie politique et publique dans laquelle chaque citoyen est un élément constitutif de l’ordre politique et non un simple sujet devant obéissance au système colonial et aux notabilités féodales. Elle consiste à mettre les jalons à l’élaboration des lois et des conceptions d’un Etat-national moderne.
Le Soummamisme opère un renversement de légitimité grâce à une nouvelle construction idéologique: l’idée de la république algérienne. Le mot république acquiert son sens moderne et est désormais, associé au peuple algérien. Il proclame que la souveraineté se concentre dans la société, c’est-à-dire dans le corps politique formé par la communauté nationale. En définitive, on doit à l’esprit de Soummam d’avoir réalisé une synthèse intellectuelle donnant une lecture profondément moderne à l’idée de la nation.
Autrement dit, cette dernière n’existe que par le consentement des individus, la volonté sans cesse renouvelée de vivre ensemble. Elle introduit une grande clarté : elle donne une fondation théorique à la conception moderne à la nation Algérienne.
Avec plus de soixante huit ans de recul, il est facile de réaliser combien le modèle soummamien pèse encore dans l’évolution des idées politiques nationale. Il incarne en effet, l’une des références des philosophies modernes et est devenu l’un des centres les plus actifs du renouvellement des idées politiques, cherchant dans l’éthique politique, les gages de liberté, démocratie, laïcité et justice sociale.
Bien qu’ils soient déconnectés de son principe de prééminence du politique sur le militaire, les textes doctrinaux de la Soummam demeurent une source pionnière dont chacun des documents proleptique de l’Algérie indépendante, à l’instar du programme de Tripoli de juin 1962, la Charte d’Alger de Avril 1964, ou encore plus tard, la première charte nationale de juin 1976. Mostefa Lacheraf qui fut l’un des principaux rédacteurs de cette dernière, s’était largement inspiré des résolutions politico-idéologiques de la Soummam.
En effet, l’Algérie d’après-guerre est marquée par l’essor du soummamisme. Il continue à exercer une influence exceptionnelle sur l’élite algérienne authentique, sincère et désintéressée, et qui s’ouvre à la pensée moderne. Celle qui rompt ouvertement avec la tradition conservatrice, l’esprit du communautarisme, le régionalisme et l’islamisme, en luttant particulièrement contre le despotique et l’autoritarisme. La doctrine de la Soummam est une œuvre qui fait date de l’histoire nationale et qui fait entrer l’Algérie dans le patrimoine révolutionnaire de l’humanité, en contribuant à donner à la guerre de Libération une auréole de gloire. Avec la Soummam, la Révolution algérienne est entrée dans sa phase triomphante et a gagné ses lettres de noblesse.
Références et sources bibliographiques :
12- Lettre envoyée par Ahmed Ben Bella, le 16 avril 1958, à Boussouf, Krim et Bentobal. Il félicite le triumvirat d’avoir assassiné Abane et les «encourage» dans cette voie de l’«assainissement» et d’«épuration». L’allusion faite sans doute aux ralliés du FLN, et en particulier les ex-centralistes. Livre de Mohamed Harbi, Les archives de la révolution algérienne.
Par Mustapha Hadni , Chercheur en histoire