Reconnaissance envers un maître
Dans ses lettres à son maître, Camus, en homme timide qu’il fut, écrit qu’il est le «fils spirituel» de ce dernier. Pareillement pour ses enfants, Louis Germain est leur «grand-père spirituel» : «N’oubliez pas votre fils spirituel. Je tiens à votre affection et à votre estime plus qu’à tous les discours dont les gens sont prodigues ici. Je vous embrasse avec tout mon respect et toute mon affection». «Francine et moi vous envoyons nos plus affectueuses pensées. Bidasse et Mandarine (ce sont les jumeaux) embrassent très fort leur grand-père spirituel.» Camus est l’homme du souvenir et celui de son maître n’est pas des moindres, celui auquel il doit «à peu près tout», comme il le dit souvent à sa femme. Camus n’a pas revu Louis Germain depuis qu’il a quitté l’école Aumerat. En 1945, les deux hommes reprennent contact.
Chacun d’eux ouvre son cœur à l’autre : «Mais je tiens absolument à vous voir, écrit Camus. Je saurais bien mal vous dire à quel point votre souvenir m’est resté présent – et ma gratitude. Mais du moins nous pourrons parler de ce passé qui reste ce que j’ai de plus cher.» La dette de Camus envers son maître est infinie. Il a l’art de reconnaître l’héritage et cueillir ses fruits : «Un bon maître est une grande chose. Vous avez été le meilleur des maîtres et je n’ai rien oublié de ce que je vous dois. Moi aussi je fais des vœux pour vous et je souhaite de pouvoir souvent encore retrouver près de vous des souvenirs dont je serai toujours fier.»
Sommité littéraire à l’aube des années cinquante, Camus prend volontiers le temps de lire les lettres que lui envoie Louis Germain. Il va même se permettre de le reprendre quand ce dernier considérera que la lecture de son courrier est une perte de temps pour son ancien élève : «A ce propos, l’élève se permettra de reprocher une phrase à son bon maître. Celle où vous me dites que j’ai mieux à faire que de lire vos lettres. Je n’ai et je n’aurai jamais mieux à faire que de lire les lettres de celui à qui je dois d’être ce que je suis, et que j’aime et respecte comme le père que je n’ai pas connu.»
Les souvenirs du petit Albert, écolier pauvre à Belcourt, veillent toujours sur l’homme, l’écrivain : «Il y a trente ans maintenant que j’ai eu la chance de vous rencontrer. Depuis trente ans, je n’ai jamais cessé de penser à vous avec tout le respect et l’affection qui étaient les miens dans la petite classe de la rue Aumerat.» Reconnaissant, Camus aime envoyer des livres à Louis Germain et refuse qu’il les paye : «Vous me faites plaisir en me demandant des livres et je ne veux pas que vous les payiez. Vous savez très bien que je ne pourrai jamais reconnaître ce que, moi, je vous dois. Je vis avec cette dette, content de la savoir inépuisable, et plus content encore quand je peux vous faire un petit plaisir.» La dette de Camus envers Louis Germain n’est pas une dette qui accable ; c’est une dette qui ne cesse de faire grandir son débiteur.
Le Nobel et Louis Germain : de l’anonymat au mythe
Au sommet de sa gloire, Camus retourne à ses premières sources. Il pense à son enfance pauvre de la rue de Lyon, à sa mère et à son maître. En 1957, l’année du couronnement de son œuvre littéraire par le Nobel, l’auteur de La Peste envoie une lettre à Louis Germain qui fera de lui un instituteur mythique, la quintessence du professeur : «On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé.» Sans exagération aucune, Louis Germain rappelle le mérite de son «cher Petit» élève : «Tu dois tes succès à ton mérite, à ton travail ; tu as été mon meilleur élève, réussissant en tout. Avec cela, gentiment calme et tranquille. Alors quand je t’ai inscrit pour l’examen de 6e je n’ai fait que mon devoir.» Nobélisé et au sommet de sa gloire littéraire, Camus restera le petit «Moustique» de son maître : «En résumé, je considère mon mérite mince et ton mérite grand. De toute façon et malgré M. Nobel, tu resteras toujours mon Petit.»
Cette lettre du Nobel préparera le passage de Louis Germain du domaine de l’anonymat à celui du mythe.
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«Monsieur Germain» est l’un des seuls hommes qui, dans la conjoncture qu’étaient les déchirements de la guerre d’Algérie, rendait la vie de l’auteur du « ‘Premier homme’ supportable : «Le monde d’aujourd’hui, écrit Camus, est lourd à porter. Ce sont des hommes comme vous qui aident à le tolérer.» Le 20 octobre 1959, les derniers mots de Camus pour Louis Germain furent pleins de tendresse : «…cher Monsieur Germain, je vous embrasse, de tout mon cœur.» Amour filial et attachement indéfectible, telle a été la relation ayant uni Camus à Louis Germain.
Par Faris Lounis , Diplômé en linguistique et étudiant en philosophie politique à l’université Paris-VIII
P. S. :
Camus termine sa lettre du 31 octobre 1952 en informant Louis Germain qu’il sera «à Alger vers le 20 septembre, le 25 au plus tard», comme suit : «Il faut toute la bêtise policière, et colonialiste, pour en arriver à coffrer des chanteurs. Mais c’est plus facile que de supprimer les bidonvilles.» On ne sait à quelles bavures policières et colonialistes Camus fait ici référence. Ce passage énigmatique pourrait intéresser les historiens qui travaillent sur les violences policières en contexte colonial. Quant aux bidonvilles, ce sont certainement ceux qui entouraient Paris, comme celui de Nanterre.