Pour une archéologie préventive : Mission d’intérêt nationale
En Algérie, le patrimoine archéologique bénéficie d’une grande attention de la part des décideurs et du ministère de la Culture et des Arts. Il fait l’objet d’une politique à plusieurs volets, dont sa sauvegarde et sa valorisation constituent les axes majeurs. La loi n° 98-04 du 20 Safar 1419 correspondant au 15 juin 1998 relative à la protection du patrimoine culturel est renforcée notamment par celle n° 01-20 du 27 Ramadhan 1422 correspondant au 12 décembre 2001 relative à l’aménagement et au développement durable du territoire.
Celle-ci insiste dans plusieurs de ces alinéas sur l’importance de la protection, la sauvegarde et la valorisation des biens culturels, historiques et archéologiques. La situation est toute autre sur le terrain, les vestiges archéologiques du sous-sol sont rarement pris en compte dans les faits. Pour cela, en raison de la multiplication des programmes d’aménagement du territoire, cette politique doit intégrer le nouveau concept de l’archéologie préventive.
Cela peut limiter considérablement le risque de découverte fortuite et par la même l’arrêt des chantiers de constructions. L’intérêt est multiple et partout dans le monde où une loi sur l’archéologie préventive est appliquée depuis quelques décennies, elle découvre un bien plus grand nombre de vestiges, et donc de connaissance, que l’archéologie programmée. La masse d’informations issue de ces recherches préventives est telle que son traitement constitue une tâche colossale, mais aussi incontournable pour restituer la connaissance aux chercheurs et au grand public.
L’anticipation : un choix de société
Nous assistons en ce début de siècle à l’émergence d’une société dotée de pouvoirs techniques vertigineux, cherchant à sécuriser et à optimiser son existence par une maîtrise de l’avenir qui modifie progressivement nos rapports historiques à l’espace et au temps. Pour passer de l’archéologie de sauvetage à l’archéologie préventive, il faut juste anticiper le risque d’arrêt du chantier de construction ou d’aménagement dès la naissance du projet. Ainsi, dès le choix du terrain d’assiette, les archéologues lèvent la contrainte archéologique. Il existe trois niveaux d’interventions préventives : la prospection, le diagnostic et la fouille. Le premier est la détection de sites archéologiques inconnus ou enfouis par différentes méthodes modernes d’observation de la surface du sol. Les zones archéologiques menacées par les constructions font l’objet de prospections et de recherches prioritaires.
Le diagnostic préventif est le second niveau d’intervention visant à évaluer le potentiel archéologique d’un terrain, détecter puis caractériser des sites : étendue, chronologie, état de conservation. Ses résultats établissent un pronostic pour proposer une réponse à la mesure du risque de destruction du patrimoine. Les conséquences peuvent être de plusieurs sortes : l’échantillonnage réalisé lors des sondages peut être jugé suffisant, sans envisager d’investigation supplémentaire et le terrain est ainsi libéré du risque d’arrêt du chantier.
Ou bien des mesures techniques conservatoires sont mises en œuvre afin d’adapter le projet d’urbanisme et préserver de la destruction les zones archéologiques essentielles. Dans le cas de vestiges d’importance relative, une fouille préventive peut alors être réalisée pour conserver la mémoire des traces du passé par l’enregistrement des données archéologiques et l’étude des vestiges découverts avant leur destruction. Le programme mis en œuvre (problématique, volume) est déterminé par les résultats du diagnostic préalable. La fouille fait l’objet d’un rapport et d’une publication plus largement diffusée.
La prévention en archéologie s’organise dans le monde en trois types d’organisation : le premier organise l’archéologie préventive au niveau régional ou local comme au Japon, en Allemagne et Hongrie. Ce système permet une certaine archéologie de proximité. Mais pour de vastes opérations (autoroute, gazoduc, etc), il présente des risques d’émiettement des méthodes et des études. Le second type donne aux entreprises privées une place certaine (Italie, Royaume-Uni, Espagne). Avec un certain recul, on constate que cette archéologie commerciale s’est peu à peu exclue du système national de recherche. Les résultats restent pour la plupart inédits, sinon perdus : la marchandisation du patrimoine n’assure pas sa conservation.
Le troisième type privilégie l’organisation nationale, comme en Grèce, Scandinavie, et dans une certaine mesure en France, organisation où l’État prend en charge le patrimoine archéologique et le contrôle scientifique des opérations préventives. Enfin en Afrique et dans certains pays d’Asie, conscient du besoin d’adopter la prévention, on hésite à s’engager dans cette voie au détriment de la destruction du patrimoine archéologique, sans même en connaitre sa nature. Depuis les années 2000, quelques pays ont introduit timidement l’archéologie dans les travaux d’aménagements comme le Cameroun ou l’Algérie, sans opter pour une loi ou la création d’un établissement professionnel, chargé exclusivement de l’archéologie préventive et de sa valorisation scientifique.
L’expérience favorable de l’archéologie préventive en Algérie
L’expérience algérienne en matière d’archéologie préventive est appréciable. Dès 2003, dans le cadre de l’Année de l’Algérie en France, des stages de formation en archéologie préventive ont été organisés en France au profit d’archéologues de l’ex Agence Nationale d’Archéologie (ANAPSMH) en partenariat avec l’Institut National français de Recherches Archéologiques Préventives (INRAP). La mise en pratique d’un diagnostic archéologique -dont les résultats ont été publiés- eut lieu sur un terrain à Cherchell. L’intérêt grandissant pour ce concept se concrétise en 2004 par l’organisation de la Rencontre internationale d’Alger sur l’archéologique préventive sous l’égide de l’UNESCO.
Des partenariats entre les université algériennes et françaises se sont développés dans le cadre des échanges bilatéraux, notamment avec le département d’archéologie de l’Université de Tlemcen. En 2008, l’Institut National d’Archéologie de l’université d’Alger lance une formation en archéologie préventive, unique en Afrique. Voué à l’échec elle est retirée 2 ans plus tard. Le calcul de l’écart entre le nombre de chômeurs diplômés en archéologie préventive et le nombre de postes à pourvoir dans ces mêmes professions montrait un déséquilibre du marché du travail. Pourtant, en 2009, avant le lancement des travaux du métro d’Alger à la place des Martyrs, une fouille archéologique préventive algéro-française dévoile la richesse du sous-sol d’Icosium. Pas moins de 150 jeunes archéologues algériens ont été recrutés 24 mois pour cette opération, un véritable chantier école d’archéologie préventive.
Une loi, un financement
L’archéologie préventive prouve qu’il est possible de sauvegarder le patrimoine par l’étude avant la réalisation de travaux susceptibles de porter une atteinte immédiate à des vestiges qu’ils soient enfouis ou non, puis de construire sans contrainte. Il semble essentiel d’instaurer une loi sur les recherches archéologiques préventives qui régit l’ensemble de ces interventions.
Tous travaux d’aménagement, d’extraction, d’exploitation ou de construction dans le cadre de chantiers ou de projets structurants doivent préalablement faire l’objet d’une évaluation archéologique. D’ailleurs, l’article 76 de la loi 98-04 précise : L’Etat peut procéder d’office à l’exécution des recherches archéologiques sur des immeubles lui appartenant ou appartenant à des particuliers, ou relevant du domaine public ou privé de l’Etat et des collectivités locales.
La loi sur l’archéologie préventive définit aussi une redevance due par toute personne projetant des travaux d’aménagement affectant le sous-sol et soumis à déclaration et autorisation, à partir de certains seuils fixés en fonction de la nature du projet. Cet impôt constitue la ressource financière nécessaire à la mise en œuvre des dispositions d’une loi par le législateur pour la prise en compte du patrimoine archéologique.
Pour cela, le système de financement de l’archéologie préventive repose sur le principe « casseur-payeur », appliqué aussi par de nombreux pays. Ce principe signifie que c’est à l’aménageur-propriétaire du terrain de supporter le coût des fouilles. La taxe d’archéologie préventive est calculée par application d’un taux insignifiant au mètre carré qui est à définir (moins de 100 DA /m²).
Cette redevance d’archéologie sert d’une part à financer les opérations de prospections et de diagnostics réalisés sur prescription des services de la Culture. D’autre part, elle constitue un Fonds national pour l’archéologie préventive par un prélèvement sur le produit de la redevance. Par contre, les fouilles préventives sont payées par les aménageurs à l’opérateur de l’archéologie préventive, après accord des services de l’État. Certaines fouilles peuvent prétendre à une subvention ou une prise en charge totale ou partielle de la fouille par l’État via le Fonds national pour l’archéologie préventive.
… Et un opérateur spécialisé créateur d’emplois
Les opérations de recherche en archéologie préventive ordonnées par l’État doivent être réalisées par une structure professionnelle qui devient l’opérateur national, financé principalement par les aménageurs. La création d’un Établissement Public à caractère Industriel ou Commercial (EPIC) spécialisé qui assure la gestion de la recherche archéologie préventive parait inéluctable. L’Etat, par l’intermédiaire de la Direction de la Culture de wilaya, décide des interventions archéologiques, fixe leurs objectifs scientifiques, édicte un cahier des charges et veille à sa bonne exécution.
Le nouvel établissement devient l’opérateur qui conçoit les fouilles en fonction du cahier des charges, les réalise sur le terrain, en restitue les résultats dans un rapport de l’opération de fouilles et les diffuse (publications, d’expositions...). Dès lors, les institutions de recherches sous tutelle pourront produire des programmes de recherche fondamentale en archéologie, mission qui leur incombe. Afin de répondre aux attentes des aménageurs, Le nouvel établissement se dote des moyens humains et matériel technique performant qui accompagnent le savoir-faire sur le terrain.
Plusieurs corps de métiers spécialisés ou non sont nécessaires à son fonctionnement (ouvriers, techniciens, différents spécialistes). Ses interventions peuvent être menées en partenariat avec d’autres organismes de recherche (CNRA, CNRPH, Universités …). Hormis l’apport scientifique absolu de l’archéologie préventive à la connaissance des sociétés anciennes, elle devient au fur et à mesure un outil accompagnant le développement du pays.
Cette professionnalisation ouvre un bassin d’emploi exceptionnel. Une opportunité inestimable pour les milliers de jeunes et diplômés en archéologie qui pourront amorcer une carrière professionnelle dans le domaine.Aujourd’hui, l’archéologie de sauvetage qui attend la découverte fortuite n’est plus une solution et demeure en dessous des besoins du pays en termes de conservation et de connaissance du patrimoine historique et archéologique. Les fouilles de sauvetage -souvent que des constats de destruction -sont insignifiantes par rapport aux découvertes passées sous silence…
Parfois, des villes entières enfouies disparaissent sous le béton ou le bulldozer. Il semble urgent d’instituer la prévention en remplacement du risque archéologique afin de permettre le développement serein du territoire sans destruction des racines algériennes. L’Algérie serait le premier pays d’Afrique et du monde arabe à posséder un cadre législatif et un outil d’intervention pour une archéologie préventive. Elle en possède les moyens humains mais le temps presse…
La sonnette d’alarme est tirée !
Par Mahfoud Ferroukhi , Docteur en archéologie