A l’insu de leur plein gré», semble-t-il, les États-Unis gagnent sur beaucoup de plans grâce au boycott du gaz naturel russe par les Européens après l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022.
Pour eux, c’est une double aubaine. D’abord, leurs exportateurs de GNL ont, d’ores et déjà, considérablement augmenté leurs ventes à l’Europe à des prix jamais atteints précédemment. Ensuite, si l’Union européenne (UE) applique sa décision de découplage du gaz russe, c’est un large boulevard qui s’ouvre pour leur gaz de schiste.
Fin du gaz russe et GNL américain plus cher
Ce débouché européen, le gros «marché unique» du gaz, plus proche que celui de l’Asie, les exportateurs américains en rêvaient, mais il restait, jusqu’ici, difficile d’accès à cause des prix insuffisamment rentables résultant de la stratégie qu’y menait la compagnie russe Gazprom. Le bannissement politique de ce gaz leur permet non seulement de remporter une manche dans le duel gazier qui les opposait aux Russes en Europe, mais leur offre également l’opportunité de jouer un rôle de premier plan sur le marché international. Les Européens, à la recherche d’une alternative au gaz russe et ne pouvant compter, à court terme, sur les seules économies d’énergie ou à moyen terme sur le développement du nucléaire et de l’hydrogène, ont décidé d’importer du gaz d’ailleurs. De craintes de pénuries, surtout après la mise hors service des gazoducs
russo-allemands Nord Stream 1 & 2 suite à leur impensable sabotage, ils n’ont d’autre choix que l’importation massive de GNL. Et de fait, l’UE a déjà augmenté ses achats de GNL de 80%, une solution forcément plus coûteuse que le gaz russe mais considérée comme le prix à payer pour soutenir l’Ukraine. Les raisons géopolitiques, encore une fois, l’auront emporté.
Ce côté «illibéral» du commerce énergétique, les Américains comptent bien en prendre avantage pour vendre leur gaz à leurs alliés européens et asiatiques. Récemment, d’ailleurs, leur secrétaire au Trésor soulignait la nécessité du «friend-shoring», une doctrine consistante à établir des circuits d’approvisionnement plus sûrs entre «pays amis» pour les produits stratégiques et l’énergie afin de contourner la Chine, la Russie et d’autres pays jugés hostiles. Dans le climat tendu actuel où l’OTAN et ses alliés resserrent les rangs, la chaîne du GNL s’y prête bien, surtout que les Etats-Unis veulent y jouer un rôle prééminent. La guerre en Ukraine ne va pas durer «cent ans» et la Russie restera voisine. Pourtant, la Commission européenne a adopté, en mai 2022, un plan énergétique volontariste, le REPowerEU, actant la fin des importations de gaz russe pour 2027 et suggérant l’idée de sanctions durables. Est-ce une pression visant à induire une dynamique de non-retour afin de dissuader toute tentation de reprise des contrats Gazprom en cas de cessez-le-feu ? La décision de l’Allemagne de réaliser au plus vite des usines de réception de GNL et de rechercher de nouveaux fournisseurs entre-t-elle dans cette démarche ?
Reste le problème du prix de ce GNL importé. La flambée des cours en août 2022 a résonné comme un coup de semonce. Des dirigeants européens n’ont pas hésité à souligner que de tels niveaux n’étaient pas acceptables, mais les autorités américaines sont restées fermes sur le sujet en rappelant le respect des «règles du marché». Pour la plupart des experts, l’offre libre de GNL restera contrainte d’ici 2026-2027, car le gros des volumes des projets en cours est déjà engagé dans des contrats de long terme. Ce sont principalement les promoteurs américains (producteurs, traders, fonds, etc.) qui semblent les mieux placés pour répondre dans les délais à cette demande incrémentale soudaine. Avec leur agressivité commerciale connue et leur aptitude aux montages rapides de nouveaux projets dans un contexte incertain, ils peuvent être en première ligne si, du moins, certaines conditions sont remplies. Et l’une de ces conditions réside dans les prix futurs de ce GNL, dont le niveau n’était justement pas suffisant pour en permettre l’entrée massive en Europe. Or, depuis leur pic historique d’août dernier (de $103/MBtu) et malgré leur forte chute, les prix d’importation européens semblent s’installer à un niveau relativement plus élevé que précédemment ($20 à $21/MBtu) et si la demande asiatique ne fléchit pas, la concurrence avec l’Europe va entraîner une pression à la hausse sur les prix d’importation qui pourraient ainsi s’installer pendant plusieurs années au-dessus des $11 à $12/MBtu, soit plus haut que le break even rendu Europe du GNL américain. Tout cela n’a pas fléchi l’engouement pour le GNL des Européens ; ils veulent juste en plafonner le prix. C’est un bon signal pour les exportateurs américains, qui voient ainsi leur avantage géopolitique se traduire en prix minimum souhaité pour rentabiliser leurs projets.
L’Atlantique, plaque tournante du marché du GNL
Le développement du marché international du gaz naturel sera essentiellement assuré grâce au GNL avec une part de 60% prévue pour 2030. Les exportateurs américains, très actifs sur les marchés libres et moins engagés par des contrats de long terme, vont voir leur rôle croître. En 2022, ils ont déjà signé pour environ 52 Gm/an de GNL de contrats fermes. La capacité américaine de GNL devrait être portée à 157 Gm3/an d’ici à 2027 et devancerait alors celles du Qatar et l’Australie. Certes, il faudra réunir des conditions de prix et de financement, mais l’énorme potentiel de GNL américain est annoncé. Selon une étude prospective commandée par l’American Petroleum Institute, l’API, et réalisée par Rystad Energy, l’Europe pourrait facilement remplacer tout le gaz russe (150 Gm3/an) par du GNL américain. L’étude prétend que les Etats-Unis et le Canada seraient en mesure (en théorie) d’exporter plus de 600 Gm3/an de GNL dès 2035 à un coût technique de $9/MBtu rendu Europe. Ces projections stratosphériques, et dans des délais si courts, sont discutables géologiquement et économiquement, mais d’évidence, ce travail vise à conforter le discours des autorités américaines pour rassurer les Européens sur la capacité de leur pays à les approvisionner en gaz sur une longue période. En l’absence de la Russie et de l’Iran, les plus grosses réserves mondiales de gaz, toutes deux entravées par des embargos, pourrait-on spéculer sur les intentions américaines dans la poursuite de la conquête de nouvelles parts de marché ?
Vers un prix référentiel du GNL
L’Europe va donc importer beaucoup de GNL. Une partie importante de ces volumes sera achetée via des contrats de long terme, mais aussi à partir des marchés libres qui vont connaître une forte croissance. Parce que les exportateurs américains sont très intéressés par ce débouché, ce marché sera indirectement lié au Henry hub, la bourse gazière américaine. Les contraintes annoncées sur l’offre de GNL vont probablement renforcer la concurrence entre l’Europe et l’Asie avec des arbitrages de prix où les exportateurs américains seront très actifs. Avec cette connexion permanente, les prix spot d’importation de GNL vont durablement se rapprocher entre ces deux marchés, qui constituent l’essentiel du commerce du GNL (93% en 2021). Sans contrepoids du gaz de Gazprom sur le spot européen, toutes les fluctuations de prix du spot du GNL dans la zone Atlantique se répercuteront directement, via les «hubs» européens (dont le TTF), sur les prix du «marché unique européen» avec toute sa profondeur et sa liquidité. On restera attentif sur ce point à l’initiative européenne d’établir un «référentiel de prix» quotidien pour le suivi des transactions de GNL dans le cadre de son mécanisme de plafonnement des prix. On pourrait bientôt voir apparaître un prix spot de référence de GNL pour l’Europe.
Les Américains «faiseurs » de prix
Malgré leur intensification, les transactions internationales de gaz resteront, contrairement au pétrole, segmentées en régions et catégories avec des prix différenciés, pour lesquels des références régionales existent mais restent d’un usage restreint. Un grand marché spot nord-Atlantique fortement alimenté par le premier producteur mondial et inventeur du GNL, les Etats-Unis, connecté en même temps aux plus gros débouchés, l’Asie et l’Europe, utilisant le dollar US, constituerait un formidable socle pour fournir un point de repère crédible pour le commerce international du GNL et, par ricochet, au reste des marchés gaziers. Les prix qui s’y pratiqueraient deviendraient une référence indicative incontournable pour les autres destinations spot du GNL ainsi que d’autres types de transactions physiques ou financières de gaz naturel et serviraient d’indices pour les formules de prix des contrats de long terme du GNL et même de ceux des gazoducs. Dans ce scénario, les exportateurs américains auraient une place décisive. Ils deviendraient des «faiseurs» de prix sur le marché du GNL nord-atlantique et, par rayonnement, sur le reste des transactions internationales, assurant de fait un leadership américain sur ce commerce. Est-ce possible dans un marché gazier déjà contrarié dans sa globalisation par le climat politique actuel et une «régionalisation de la mondialisation» suscitant plutôt des transactions bilatérales stratégiques et des chaînes d’approvisionnement basées sur des critères géopolitiques ? Rien n’est moins sûr, d’autant que les autres acteurs du gaz ne resteront certainement pas inactifs.
Par Sadek Boussena
Ministre de l’Energie
de 1988 à 1991