J’avais évoqué ces erreurs une première fois au cours de ma conférence du 10 avril dernier, où j’intervenais pour la première fois comme expert invité par l’Université HSE de Moscou sur le thème de la future monnaie commune des Brics.
Je les ai plus nettement abordées lors de ma conférence des experts du 23 mai au Forum académique des Brics, toujours à Moscou. Le thème de cette seconde conférence était le suivant : «Pourquoi l’ordre financier international actuel ne favorise pas la multipolarité».
Mais j’ai été encore plus explicite lors de l’entretien qui a suivi cette conférence avec Mme Victoria Panova, cheffe du groupe des experts des Brics et vice-recteur de l’Université HSE (Higher School of Economics) qui parraine les travaux des Brics.
J’ai souligné, en particulier, que les membres fondateurs des Brics ont fait des erreurs qui sont en contradiction avec les objectifs stratégiques qu’ils se sont assignés :1. La première concerne la règle de cooptation à l’unanimité de tout nouveau membre. C’est cette règle qui n’a pas permis à l’Algérie d’être incluse au sommet de Johannesburg en juillet 2023.
2. La seconde concerne la volonté de contrôler le processus d’adhésion en limitant le nombre de nouveaux membres admis. Pour, soi-disant, pouvoir absorber sans heurts le nombre croissant de postulants à l’adhésion.
3. La troisième, en entretenant la confusion autour des critères techniques et stratégiques qui président à l’adhésion. On a pu évoquer ici ou là, mais de manière non officielle, le niveau de richesse ou le positionnement géostratégique du pays demandeur, mais sans justifier ni préciser ces notions. Par exemple, le niveau de richesse, qui ne résiste pas à l’analyse quand on voit le surendettement extérieur de l’Ethiopie et de l’Argentine et le rejet de l’Algérie qui n’a pratiquement pas de dette extérieure.
Le critère du positionnement géostratégique du pays pose aussi question, car en quoi l’Argentine ou les EAU sont-ils mieux placés, comparativement à l’Algérie, plus grand pays arabe et africain, à la fois sahélien et méditerranéen ?
4. L’extrême bureaucratisation des règles d’organisation et de fonctionnement qui sont en train d’être mises en place entre les membres du groupe, qui donnent à croire que les Brics cherchent à créer un espace intégré, à l’image des autres ensembles régionaux, alors qu’ils ne forment pas un ensemble régional, dispersés qu’ils sont sur tous les continents, et qu’ils ne sont pas tous en phase sur les plans idéologique et politique. Comme en témoigne le retrait de l’Argentine.
Les trois premières erreurs ont conduit à la décision surprenante du sommet de Johannesburg, qui a laissé dehors une des candidatures les plus légitimes, celle de l’Algérie. Le Brésil et l’Inde ne souhaitaient pas un élargissement au-delà des 6 membres retenus, afin de ne pas perdre de leur influence. Il s’en est suivi que les pays retenus l’ont été, à en croire les témoignages personnels recueillis auprès des chefs de délégation présents à Moscou, sur la base de considérations propres à l’intérêt de chaque pays.
Vu que le nombre des nouveaux entrants devait être limité à cinq, voire à six, certains pays, la Russie et la Chine ont soutenu l’entrée des pays pétroliers et gaziers (Iran, EAU, Arabie saoudite), auxquels les lient des contrats et des intérêts à long terme. L’Inde ne pouvait pas supporter un membre musulman de plus. Le Brésil a exigé l’adhésion de l’Argentine, pour préserver son poids et son influence en Amérique latine. L’Egypte a fait facilement consensus en raison de son poids démographique et de son caractère afro-asiatique dans une région (Moyen-Orient) hautement stratégique. Le cas de l’Ethiopie est celui qui était le plus surprenant.
Il a été avancé que l’Afrique noire devait être mieux représentée, que ce pays avait par ailleurs un profil de pays «émergent» particulièrement intéressant (plus forte croissance dans le monde sur les dix dernières années), un poids démographique non négligeable et un emplacement géostratégique qui intéresse particulièrement la Chine. L’Afrique du Sud, qui a ardemment milité pour l’adhésion de l’Algérie, a dû se contenter de l’adhésion de l’Ethiopie, second pays d’Afrique noire.
Aucun de ces facteurs n’aurait pesé s’il n’y avait pas eu la volonté de restreindre le nombre de nouveaux adhérents. La règle du consensus a, dans ces conditions, pesé sur le choix très contestable des nouveaux membres.
J’ai, du reste, exposé franchement à Mme Victoria Panova mon avis que si la Russie ne profite pas de sa présidence cette année pour faire modifier les critères d’adhésion, il y a un risque de perte de crédibilité et même d’implosion du groupe à plus ou moins bref délai.
A la question de savoir quelle alternative je pourrais suggérer, en tant que membre du groupe russe des experts, j’ai répondu qu’elle ne peut être que dans l’adoption d’une Charte des Brics.
Cette Charte exposerait les objectifs stratégiques poursuivis par les Brics, à savoir l’instauration d’un monde multipolaire plus équitable et son corollaire : la dédollarisation de l’économie mondiale et la fin des sanctions unilatérales. Tout pays qui souscrirait à cette Charte deviendrait automatiquement membre des Brics. Soit tout le contraire du processus d’adhésion actuel.
J’ai précisé que cette Charte serait le moyen le plus efficace pour modifier l’ordre international actuel, trop favorable aux occidentaux. Les Brics seraient alors en capacité d’imposer, par leur nombre et leur puissance grandissante un nouveau rapport de forces à même de réformer l’ordre international actuel, y compris l’ordre monétaire instauré par les Accords de Bretton Woods, rendus par ailleurs caducs par la décision américaine d’avril 1971 de renoncer à la convertibilité du dollar en or.
Cette Charte ne serait pas en contradiction avec la Charte des Nations-Unies, qui postule le respect de la souveraineté des membres et l’égalité entre les États.
Elle reprendrait aussi les revendications exprimées par le groupe des 77 des non-alignés consignées dans la Charte d’Alger de septembre 1973 et adoptées par l’Assemblée générale de l’ONU. Ce groupe compte aujourd’hui 133 membres. Les Brics ne devraient pas compter moins que ce nombre, s’ils veulent peser. Et cela est tout à fait possible, vu du nombre croissant des pays qui veulent déjà y adhérer (59 à ce jour).
J’ai rappelé aussi que ce jour du 10 avril 2024, où je donnais ma conférence à Moscou sur la monnaie des Brics, coïncidait avec le 50e anniversaire du discours mémorable du Président Boumediene à la tribune des Nations-Unies et son appel à l’instauration d’un nouvel ordre économique international plus équitable.
Les Brics s’inscrivant dans la droite filiation de cet Appel, il m’a paru utile de préciser qu’ils ne pouvaient se passer d’un membre aussi éminent que l’Algérie, qui en a été le moteur principal, sans risquer de perdre leur âme.
Les critères d’adhésion devraient en conséquence être révisés. Si cela n’est pas fait, il y a un grand risque de voir le groupe échouer à atteindre ses objectifs. Surtout après avoir accueilli à Johannesburg des pays qui sont aux antipodes des nobles objectifs proclamés. Ces pays ne manqueront pas de faire de la règle du consensus un outil pour faire barrage à l’adhésion des pays qui œuvrent sincèrement et depuis longtemps en faveur d’un ordre multipolaire plus équitable.
De ce point de vue, la position de l’Algérie, récemment exprimée par son Président, prend tout son sens.
Par Ali Benouari , Ancien ministre