«Nous tînmes une réunion, Ben Boulaïd, Didouche et moi-même, pour examiner la nouvelle situation, à la suite de quoi, nous décidâmes de convoquer les anciens cadres de l’OS, d’une part, pour clarifier nos positions par rapport aux Centralistes, et, d’autre part, pour poser les problèmes de l’action à mener et de la structure à lui donner. Cette décision nous amena à la réunion des 22 qui se tint à Alger, au Clos Salembier, dans la deuxième quinzaine du mois de juin 1954, sans que je puisse en fixer la date avec précision. Y assistaient : Ben Boulaïd, Ben M’hidi, Didouche, Bitat et moi-même en notre qualité d’organisateurs de la réunion. Yves Courrière donne la date du 25 juillet, ce qui ne concorde pas avec les autres événements. C’est plutôt du 25 juin qu’il faudrait parler.» Mohamed Boudiaf.
Leurs portraits trônent dans tout Alger : sur la grille qui longe le Palais du gouvernement en venant du stade Ouaguenouni ; sur une façade en face du siège du MDN ; dans les bouches de métro ou encore sur cette haute palissade jouxtant le port d’Alger, à la lisière de l’avenue de l’ALN (Route moutonnière).
Eux, ce sont les fameux «Vingt-Deux» ou «Groupe des 22», en référence aux 22 militants nationalistes qui se sont réunis un certain 24 juin 1954, selon la plupart des sources documentaires que nous avons consultées, au Clos Salembier (El Madania), dans la maison de Lyès Derriche, et ont décidé du passage à l’acte, autrement dit, du déclenchement de la lutte armée contre l’occupant français. Cette réunion survenait dans un contexte marqué par un schisme profond au sein du PPA-MTLD.
Le grand parti indépendantiste, fondé par Messali, était au bord de l’implosion. La crise battait son plein entre Messalistes et Centralistes. Même la création du CRUA, le Comité révolutionnaire pour l’unité et l’action, le 23 mars 1954, qui était censé réconcilier les frères ennemis selon le souhait de Boudiaf, n’a fait qu’aggraver la fracture. Au milieu de ces luttes fratricides, des cadres de l’OS, l’Organisation spéciale, l’organe paramilitaire du MTLD créé en 1947, ont décidé de prendre leur destin en main et de lancer une insurrection armée en défiant leur propre direction politique. Pour le coup, c’était un acte doublement audacieux.
Le «Groupe des 22»
A ce conclave d’El Madania, qui allait changer le cours de l’histoire, étaient présents : Mohamed Boudiaf, Mostefa Ben Boulaïd, Larbi Ben M’hidi, Didouche Mourad, Zighoud Youcef, Rabah Bitat, Abdelhafid Boussouf, Lakhdar Bentobbal, Souidani Boudjemaâ, Benabdelmalek Ramdane, Abdelkader Lamoudi, Athmane Belouizdad, Mostefa Benaouda, Mohamed Mechati, Badji Mokhtar, Abdesslam Habachi, Slimane Mellah, Zoubir Bouadjadj, Mohamed Merzougui, Ahmed Bouchaïb, Saïd Bouali et Lyès Derriche, le propriétaire des lieux. Dans leur majorité, ces militants ne se connaissaient pas entre eux du fait du cloisonnement imposé par la clandestinité.
Dans un précieux témoignage qu’il nous avait livré en 2018, deux ans avant sa disparition, Si Abdelkader Lamoudi était revenu sur le contexte politique dans lequel s’est tenue cette réunion cruciale et les événements qui y avaient présidé : «Les présents étaient tous des cadres de l’OS.C’est l’OS qui s’est occupé de tout. Parce que le parti qui continuait à activer parallèlement était un peu éloigné de notre organisation.
Entre-temps, il y a eu l’affaire du militant de l’OS à Tébessa qui s’est rendu à la police. (Il s’agit de Khiari Abdelkader dit R’haïm ; cela s’est passé le 18 mars 1950). C’est ainsi que la police française a découvert l’existence de l’Organisation. Le Nidham tout entier a été démasqué. Les principaux responsables de l’OS sont entrés dans la clandestinité. Parmi eux Boudiaf, Ben M’hidi, Mourad (Didouche) et beaucoup d’autres militants qui se sont mis au vert pour ne pas être arrêtés.
Mais vous savez, quand Dieu le Tout-Puissant décide de quelque chose, aucune force ne peut contrarier Ses desseins. Si ce bonhomme ne nous avait pas dénoncés, ces dirigeants n’auraient pas basculé dans la clandestinité. Or, c’est dans la clandestinité que tout s’est joué. Ils se sont sentis traqués, mis au pied du mur.
Ils se sont dit : on ne peut rester dans la clandestinité éternellement. Parmi eux, Boudiaf qui était notre porte-parole auprès du Comité central, a dit aux responsables du parti : ‘‘Nous avons monté une organisation et nous sommes condamnés à cause de cette organisation. Maintenant, il faut aller jusqu’au bout et advienne que pourra !’’Ils lui ont répondu : le moment n’est pas encore venu. Et ça a provoqué une cassure dans le parti. L’OS n’était plus un organisme du parti, c’était un organisme autonome. Ces divergences ont fait que l’OS s’est retrouvé seul».
«Il fallait une décision collégiale»
Si Abdelkader Lamoudi poursuit : «Dans cette atmosphère tendue, il y a eu l’histoire de Messali et la scission qui a suivi. Messali ne voulait rien savoir. Il disait : ‘‘Le parti taâna !’’. Les gens du Comité central, Lahouel Hocine, Lamine Debbaghine et d’autres, lui ont rétorqué que le parti n’appartient à personne, que tous ceux qui veulent servir l’Algérie en font partie. Et là, il s’est produit une scission en bonne et due forme. Une scission telle que les militants se sont mis à s’entretuer.
Des militants du PPA ! Les uns avec Messali, les autres avec le Comité central. Tous les militants au niveau de la base ont choisi le messalisme. Et tous les cadres, ceux qui avaient des responsabilités, étaient contre Messali. Le Comité central s’est senti amoindri. Ils ont eu peur en constatant que la base était entièrement avec Messali. Il y a le troisième larron qui est l’OS Ses partisans disaient : que vous vous chamailliez ou que vous vous entretuiez, c’est votre affaire.
On s’en fout ! On n’est pas là pour faire la police. On est là pour libérer l’Algérie. On ne s’occupe que de ça. Le Comité central a voulu se servir de l’OS pour contrecarrer Messali et pour remonter dans l’opinion publique. De notre côté, on était demandeurs aussi. On n’avait pas de ressources financières, nos moyens étaient très limités. On leur a demandé de nous donner un peu d’argent, un peu de moyens, pour préparer notre projet, et en retour, on se chargeait de leur ramener les militants.
«Qu’attendons-nous pour faire cette révolution ?»
C’est ainsi qu’est né le CRUA. On s’est finalement rendu compte qu’on ne pouvait pas s’entendre. Les dirigeants de l’OS ont compris que les gens du Comité central n’étaient pas disposés à nous donner les moyens pour passer à l’action et qu’ils se jouaient de nous. Ils (les responsables de l’Organisation spéciale, ndlr) ont réuni tous les militants qui étaient dans l’OS. Il fallait partir avec ça pour déclencher l’insurrection. Mais il fallait que ça soit une décision plus ou moins collégiale.
C’est une décision grave, avec son lot de morts et de sacrifices. Ils en étaient conscients. On ne peut pas prendre une telle résolution avec deux, trois ou cinq dirigeants. Ce n’est pas suffisant. C’est ainsi qu’est venue l’idée de réunir les 22. Ils étaient tous choisis parmi les cadres de l’OS. Ils ont pris des responsables d’un peu partout. Moi, j’étais à Biskra. Ils nous ont dit on va tenir un congrès et on va prendre une décision. Voilà comment il y avait eu 22 membres à ce conclave.»
Lors de cette même interview, M. Lamoudi nous avait précisé : «Les membres du comité qui devait diriger la Révolution, ils se sont imposés naturellement par leur personnalité et leur parcours. Ce comité comprenait : Didouche Mourad, Boudiaf, Ben M’hidi, Ben Boulaïd et Bitat. Ils ont été rejoints ensuite par Krim Belkacem.
La date (du déclenchement de l’insurrection) devait être décidée par le petit comité formé par ces gens-là. Ils devaient préparer le terrain avant le passage à l’acte. Nous avons cependant émis cette restriction : le déclenchement de la Révolution ne devait pas dépasser six mois, parce que par expérience, on sait que, après six mois, il n’y a plus de secret, et l’ennemi prend ses dispositions.» (L’entretien réalisé avec Si Abdelkader Lamoudi a été publié dans El Watan du 5 juillet 2018).
En 1974, à l’occasion du 20e anniversaire de la flamme de Novembre, Mohamed Boudiaf a fait paraître un document important sous le titre «La préparation du 1er Novembre 1954». Ce témoignage a été publié dans le journal El Djarida n° 15 de novembre 1974. El Djarida était l’organe central de son parti, le PRS, le Parti de la révolution socialiste. Sur le déroulement de la Réunion des 22, et les points qui y ont été discutés, Boudiaf écrit : « La séance était présidée par Ben Boulaïd.
Quant à moi, je présentais le rapport, élaboré au cours des réunions préparatoires par tout le groupe, relayé de temps à autre par Ben M’hidi et Didouche». «Les points soulevés étaient les suivants : historique de l’OS depuis sa création jusqu’à sa dissolution ; bilan de la répression et dénonciation de l’attitude capitularde de la direction du parti ; travail effectué par les anciens de l’OS entre 1950 et 1954 ; la crise du parti et ses raisons profondes, à savoir le conflit entre la ligne réformiste de la direction et les aspirations révolutionnaires de la base, crise dont le résultat était la scission du parti et son inefficacité ; explication de notre position dans le CRUA par rapport à la crise et aux Centralistes ; compte-tenu de cette situation, de l’existence de la guerre de libération en Tunisie et au Maroc, que fallait-il faire ? Le rapport se terminait par ces mots : “ Nous, anciens de l’OS, il nous appartient aujourd’hui de nous concerter et de décider de l’avenir”».
La séance de l’après-midi, ajoute Mohamed Boudiaf, «fut réservée à la discussion du rapport qui eut lieu dans une atmosphère franche et fraternelle. Deux positions se dégagèrent : l’une, représentée essentiellement par les éléments recherchés, préconisait le passage immédiat à l’action comme seul moyen de dépasser la situation catastrophique, non seulement du parti, mais du mouvement révolutionnaire dans son ensemble.
L’autre orientation, sans remettre en cause la nécessité de l’action, jugeait que le moment de la déclencher n’était pas encore venu. Les échanges d’argument furent très durs. La décision fut acquise après l’intervention émouvante de Souidani Boudjemaâ qui, les larmes aux yeux, fustigea les réticents en déclarant : “Oui ou non, sommes-nous des révolutionnaires ? Alors qu’attendons-nous pour faire cette révolution si nous sommes sincères avec nous-mêmes”».
La «motion qui fut adoptée», souligne le co-fondateur du FLN, «condamnait nettement la scission du parti et ses auteurs. Elle proclamait la volonté d’un ensemble de cadres de “juguler les effets de la crise” et de “sauver le mouvement révolutionnaire algérien de la débâcle”. Elle décidait “le déclenchement de l’insurrection armée, seul moyen pour dépasser les luttes intestines et libérer l’Algérie”».
La résolution se terminait par ces mots : «Les 22 chargent le responsable national qui sortira du vote de mettre sur pied une direction qui aura pour tâche d’appliquer les décisions de la présente motion». Le vote se déroula en deux tours pour élire le responsable national. Celui-ci devait obtenir au moins les deux-tiers des voix des 22 délégués. «Le président de séance, Mostefa Ben Boulaïd, qui jouissait de la confiance de tous, fut chargé du dépouillement et de la proclamation des résultats», indique Boudiaf. «Le premier tour ne donna pas de majorité.
Après le second tour, Ben Boulaïd revint pour déclarer “le résultat est acquis” sans donner aucune autre précision. Sur ce, la réunion des 22 prit fin après un échange de rendez-vous et de points de chute entre les participants qui devaient travailler ensemble». «Ce même jour, Ben Boulaïd, dans un entretien en tête-à-tête, m’apprit mon élection», précise encore Si Tayeb El Watani. «Dès le lendemain, je fis appel à Ben Boulaïd, Didouche, Ben M’hidi et Bitat, qui avaient participé à tout le travail préparatoire, pour constituer le comité chargé de mettre en application la résolution des 22»