Nous sommes en train de vivre les effets du «choc des ignorances», de la désinformation et de la régression de la pensée. Notre devoir d’intellectuels est de dénouer les nœuds et de bâtir des ponts, au sein des nations et entre elles. Les enjeux du vivre-ensemble concernent tous les peuples. Une prise de conscience est en cours. La haine fait le jeu de ceux qui veulent asservir. Le système des relations internationales est déréglé. L’humanité est malmenée. Cependant, les peuples refusent les logiques de confrontation. Cela constitue une opportunité pour rechercher ensemble une nouvelle mondialisation qui ne soit ni domination, ni nivellement, ni uniformisation. Aucun monde n’a le droit d’imposer ses mœurs et ses perceptions. La banalisation violente du discours haineux à l’encontre d’autrui est funeste. En Occident, nombre d’intellectuels, de politiciens et de médias se cachent derrière le droit sacro-saint de la liberté d’expression, le droit à la critique des religions et des croyants pour dénigrer et fracturer. Diabolisation et essentialisation rappellent les sombres années trente. Si personne ne peut nier les problèmes des sociétés musulmanes et des quartiers défavorisés en Occident, ce n’est pas par l’amalgame et l’anathème que l’on va les résoudre. Pourquoi tant de haine contre l’altérité ? Alors qu’aucune identité n’est ni figée ni monolithique et qu’il n’y a pas d’hostilité entre unité et pluralité, entre foi et raison, pas plus qu’entre citoyenneté et religion, opposer ce qui n’est pas opposable et tenter d’imposer aux peuples le reniement de leur attachement à leur mémoire et à leurs valeurs est dévastateur.
Pourquoi tant de haine contre l’altérité ?
Premièrement, c’est une diversion. L’ordre mondial a fabriqué l’idéologie mortifère du «choc des civilisations » et la figure d’un ennemi pour faire diversion à son ambition d’hégémonie totale. Il masque le fait que l’humanité est confrontée à une fin de civilisation, à la déshumanisation, à la despiritualisation et à la dépolitisation. Ce prétendu ordre consiste à faire oublier les vrais problèmes politiques, économiques, éthiques et, avec eux, ses contradictions. Deuxièmement, la vivacité et la diversité des peuples dérangent, car elles reposent des questions de fond. Comme le souligne Hannah Arendt, dans un climat totalitaire «la provocation… devient une façon de se comporter avec son voisin». La haine n’est pas seulement due à la méconnaissance et aux dérives des rigoristes. Troisièmement, ce sont des attaques contre l’idée de cité républicaine. Le besoin de liberté, d’égalité et de fraternité est nié. C’est la remise en cause de la démocratie. Selon son interprétation et son mode d’application, la religion peut être source de bonheur autant que de malheur. Tout comme l’autre dimension de l’existence, la raison, peut être source de progrès ou de barbarie. On ne peut accepter que des peuples et des communautés soient vilipendés. La culture des Lumières et celle abrahamique ne méprisent pas l’altérité. Nul ne peut faire de la rationalité et de l’humanisme les traits distinctifs d’une seule région du monde ou d’une seule culture. Le prétendre, c’est travestir la vérité historique et la réalité. Autour de la Méditerranée, notre civilisation commune était judéo-islamo-chrétienne et gréco-arabo-romaine. Les monstruosités des régimes archaïques et des sectes sont le résultat des contradictions de notre époque. «L’islamisme» n’est pas un autre islam, c’est l’anti-islam. L’Occident est mis à l’épreuve par ses minorités et par le reste du monde. Sa compréhension des autres reste marquée par l’ethnocentrisme. Sa puissance matérielle, ses avancées technoscientifiques et son hyper-sécularisation lui ont fait perdre de vue le sens de l’humilité. La relation interhumaine, le lien social sont sapés. L’interconnaissance et l’union des bonnes volontés éveillent les consciences au discernement. Le dialogue des civilisations reste notre voie.
Mustapha Cherif. Ancien ambassadeur, universitaire et philosophe