L’armée française a-t-elle utilisé des gaz contre les Laghouatis le 4 décembre 1852 ?

05/12/2024 mis à jour: 09:15
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Photo : D. R.

Par le Pr Mostéfa Khiati, président de la Forem 

Une rue de Laghouat existe au 18e arrondissement de Paris depuis 1864, mais sans explication. La maire de Paris a décidé de lui donner une explication hier, en soulignant que cette «rue porte la mémoire des habitants de Laghouat dont l’armée coloniale française massacra plus des deux tiers de la population en 1852».

La prise de Laghouat, le 4 décembre 1852, a été célébrée avec faste du côté français : «Les étendards des résistants sont exposés en la cathédrale Saint-Louis des Invalides où un Te Deum est célébré. Pélissier rapporte un trophée : une clé de la ville.» (1) Le nom de Laghouat a été donné à une rue de Paris quelques années plus tard «pour commémorer cette ‘grande victoire militaire’», (1) sans s’étendre sur la manière dont elle a été faite. 

Une possibilité qui tend vers la certitude 

La question mérite d’être posée, car de nombreux chercheurs algériens l’affirment, (2) bien que des auteurs coloniaux réfutent avec force cette éventualité. (3)

Jamais depuis les temps forts de la lutte de l’Emir Abdelkader, la France n’a mobilisé autant de forces avec au moins sept colonnes (trois d’Oran, une de Médéa, une de Boussaâda, une d’Alger et une de l’Est) pour s’attaquer à une ville. Cette mobilisation sans précédent pourrait s’expliquer par la résistance de l’oasis de la Zaâtcha qui a duré plus de quatre  mois (du 16 juillet au 26 novembre 1849). Les militaires français ne voulaient en aucun cas renouveler cette expérience, d’autant que Laghouat était bien protégée par ses murailles et comptait 3600 habitants, sans compter l’arrivée de nombreux volontaires venant notamment de Mekhadma, d’Ouargla, de Boussaâda, de la Zaâtcha et de Djelfa.

Le nombre de défenseurs a été estimé 1000  hommes mal armés et non entraînés, mais déterminés et donc résolus à mourir (4) contre plus de 6000 soldats alignés par les assiégeants,  dont des troupes d’élite représentées par des bataillons de zouaves.

Le général Montaudon rapporte que le chef du corps expéditionnaire, le général Pélissier, «éprouvait une très vive résistance de la part des habitants ; de plus, les Arabes des Hauts-Plateaux, travaillés par des fanatiques, menaçaient de prendre les armes pour aller soutenir les assiégés». (5) 

Une terminologie troublante

Selon de nombreux rapports, la résistance des Laghouatis a été écrasée. Les habitants parlent d’année de désastre (Am El Khalya) ou d’anéantissement. Les auteurs européens parlent de désastre, de carnage et même d’holocauste. Comment expliquer que Jean Mélia puisse qualifier ce qui s’est passé à Laghouat d’holocauste. Journaliste et écrivain, il a exercé de hautes fonctions, notamment comme chef de cabinet du gouverneur général de l’Algérie.

(6) De tendance socialiste, il était pour l’«assimilation» ou la «francisation», mais il était contre l’octroi du droit électoral aux Algériens musulmans en un collège unique (projet Blum-Violette de 1936-1937). Mais il est avant tout un chrétien et connaît parfaitement la signification du mot holocauste. Il a écrit dans son livre sur Laghouat : «Il fallait ce digne et sublime holocauste pour prouver à toutes ces tribus guerrières de ce Sud algérien, les stoïques vertus de la patrie française.» (7)

Le terme holocauste, utilisé par la Bible, signifie un sacrifice religieux où l’animal offert est totalement consumé par le feu. Les juifs l’ont adopté pour qualifier le génocide commis par les Nazis contre eux par une large utilisation de fours crématoires. Est-ce que Mélia a utilisé ce terme pour rendre compte de la gravité du désastre qui a touché plus des deux tiers des habitants de la ville ou a-t-il eu accès à des documents secrets sur le premier usage de gaz de l’histoire lors de la prise de la ville ou a-t-il entendu des témoignages de la bouche des anciens militaires qui ont participé à la prise de Laghouat ?

Eugène Fromentin (1820-1876), peintre et écrivain français, qui a visité la ville six mois après le massacre, a été marqué par les haleines pestilentielles qui y régnaient encore. Il écrit : «Quand on eut enfoui tous les morts, il ne reste après que plus personne dans la ville, excepté les douze cents hommes de garnison.» (1) Le romancier français frappé par le silence qui régnait sur la ville l’exprime par ces phrases : «Femmes, enfants, tout le monde s’était expatrié.

Les chiens eux-mêmes épouvantés, privés de leurs maîtres, émigrèrent en masse et ne sont pas revenus. Ce fut donc, pendant quelque temps, une solitude terrible et bien plus menaçante que ne l’eût été le voisinage d’une population hostile et difficile à contenir.» (1) Il utilise des mots très forts qui résonnent comme un regret de ce qui a été commis par l’armée française.

Dans le rapport envoyé par Pélissier, (8) le général de division commandant en chef du corps expéditionnaire, au gouverneur militaire, le général Randon, le 4 décembre à midi, il est question d’armes spéciales :  (9)  Le capitaine Du Barail, qui terminera sa carrière avec le grade de général et qui est chargé de gouverner la ville de Laghouat après le massacre, mentionne dans un de ses rapports adressés au gouverneur militaire la phrase suivante : «J’aurai sans doute à vous signaler les services de cette arme.» (10) Il faisait ainsi l’éloge d’une nouvelle arme utilisée et qui semble avoir satisfait les militaires.

Dans leur définition, les armes spéciales font partie des armes non conventionnelles qui comprennent les armes nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques (NRBC), qui sont des armes généralement de destruction massive. (11) Cette appellation est consacrée aux armes chimiques et biologiques. En 1951, la France crée un commandement des armes spéciales qui s’occupe des armes chimiques, biologiques et nucléaires. Les armes spéciales, terme utilisé par Pélissier, ne peuvent donc pas désigner des armes conventionnelles.

Fromentin dans son livre cite un rapport confidentiel que mentionnait la phrase suivante : «On sentait que le courant était entré par ici et n’avait fait que se répandre ensuite jusque-là-bas.» (1) On sait que les premières armes chimiques étaient déversées en un point idéal pour qu’elles puissent être poussées par les vents vers les concentrations ennemies. Lors de l’agression contre Laghouat, l’attaque avait commencé d’abord par la prise du mausolée de Sidi Aïssa, site élevé par rapport à la ville où des pièces d’artillerie avaient été installées.

La France de cette époque maîtrisait l’usage des gaz asphyxiants 

Les travaux des chimistes français, notamment Gay Lussac, menés à partir de 1818 concernaient la combinaison des substances gazeuses les unes avec les autres. Lussac se consacre à la recherche appliquée et met ses talents au service de l’armée. Un comité consultatif de la direction des poudres et salpêtre est mis en place auprès de l’artillerie. Gay Lussac découvre l’iode qui a des propriétés analogues à celles du chlore appelé à l’époque acide muriatique.

Des obus remplis d’oxyde de soufre, d’acide picrique ou de chlore sont préparés au niveau de certains pays européens. Il existe même des cartouches contenant des mélanges gazeux avec notamment du chloroforme purifié 0,010, chlorate de potasse 0,005… «Le rôle des agents chimiques dans la production d’armes était bien établi, et l’idée que des fumées toxiques transportées par le vent pourraient avoir un potentiel guerrier n’était pas improbable.

La poudre à canon produisait des fumées soufrées sur le champ de bataille ; l’acide sulfurique était utilisé pour faire de l’acide nitrique, à son tour utilisé pour fabriquer du fulminate de mercure pour les amorces, qui causait des fumées nocives.» (12) Rappelons aussi que l’armée française maîtrisait déjà la fabrication d’obus asphyxiants et incendiaires depuis la fin des années 20 du XIXe siècle. (13)

A peine une année plus tard, Pélissier est en Russie où la guerre de Crimée (1853-1856)  oppose la France, l’Angleterre et les Ottomans aux Russes. La France et l’Angleterre disposaient de gaz, mais n’ont pas voulu l’utiliser contre les troupes russes déjà vaincues à Sébastopol.

Quelques années plus tard, lors de la guerre de Sécession (1861 à 1865), l’Amérique qui était moins développée scientifiquement que la France était capable de «produire des armes à partir du chloroforme, de l’acide chlorhydrique, du cyanure, de l’arsenic, ainsi que de produire des fumées nauséabondes et des bombes puantes» (12) mais cette option n’avait pas été retenue par les dirigeants fédérés contre les troupes sudistes. 

Certains auteurs algériens (2) ont parlé de l’usage du chloroforme comme gaz utilisé par les militaires français lors de la prise de Laghouat. Etant très volatile, le chloroforme a été rapidement abandonné au profit des composés chlorés qui constituent par la suite les principaux gaz de combat durant la Grande Guerre (1914-1918), au cours de laquelle la France a été le premier pays à utiliser des gaz lacrymogènes.

La police française a même été dotée quelques années auparavant de bombes lacrymogènes.
Le chloroforme était surtout largement utilisé à cette époque comme anesthésiant en médecine. Du Barail s’est plaint de son inefficacité lors du siège de Laghouat : «J’attribue d’ailleurs à cette mauvaise qualité du chloroforme employé la mort de presque tous nos grands blessés.» (10) 

Des scènes observées font penser à l’usage de gaz 

Comment expliquer que des hommes déterminés à défendre leur ville puissent être balayés en une heure de temps, alors qu’ils disposaient de positions imprenables en matière de défense malgré la supériorité en nombre et en canons de l’adversaire ? Les militaires français établissent le nombre de tués à 2300 personnes, soit les deux tiers des habitants, d’autres sources parlent de 3200 à 3300 tués.

Peut-on tuer autant de personnes à la baïonnette ou par coups de feu au cours de combats au corps à corps en l’espace d’une heure de temps, alors que l’adversaire ne signale que peu de pertes au moment de l’assaut ? Pourtant, la veille, la sortie d’inspection de Pélissier lui a coûté une centaine d’hommes entre morts et blessés ! Autant de victimes, cela veut dire des quantités de sang énormes répandues. Les écrits parlent de traces de balles sur les portes, mais n’évoquent pas de sang.

Lors de la visite de Fromentin à Laghouat, un lieutenant de l’armée coloniale lui a servi de guide. Il lui montre la principale rue qui traversait la ville le Chettit baptisée rue Flatters et lui dit qu’elle était encombrée de corps : «Ce que le lieutenant ne me dit pas, je le savais. On marchait dans le sang ; il y avait là des cadavres par centaines ; les cadavres empêchaient de passer.

Sous la seconde voûte, me disait le lieutenant, l’encombrement était plus grand que partout ailleurs ; ce fut l’endroit qu’on déblaya d’abord. Toute la couche des morts enlevée, on trouva dessous un nègre superbe, à moitié nu, décoiffé, couché sur un cheval et qui tenait encore à la main un fusil cassé dont il s’était servi comme d’une massue.»(1)

Le romancier ajoute du sang qui n’existait pas ou très peu : «Toutes les maisons, ruelles, artères et routes étaient remplies des corps de plus de 2300 femmes, enfants et hommes.» (1) Informé par les militaires, il ajoute encore : «Sur les deux mille et quelques cents cadavres qu’on releva les jours suivants, plus des deux tiers furent trouvés dans la ville.» (1)

La présence d’un aussi grand nombre de cadavres dans un même endroit fait penser à un gazage plutôt qu’une bataille au corps à corps. La phrase «On marchait dans le sang» est à mettre sur le compte de l’esprit romancé de l’auteur qui n’a pas été témoin du carnage.
Du Barail, qui est devenu chef de la garnison de Laghouat et en même temps patron de la ville, exprime ses inquiétudes sur peut-être la persistance des gaz utilisés (14) : «Sans des dangers terribles, au milieu d’un pareil charnier.» (10)  

Une présence suspecte 

Lors de l’agression contre Laghouat, un personnage insolite est présent, c’est le docteur Lucien Baudens (1804-1857), médecin major de l’armée d’Afrique, expérimentateur dans le domaine des essais scientifiques.

C’est vrai qu’il n’est pas un simple médecin militaire, mais même comme responsable des services de santé de toute l’armée coloniale s’il l’était, peut-il bénéficier de largesses aussi importantes ? Sa présence à Laghouat et surtout le don qu’il reçoit des militaires paraissent énigmatiques. N’était-il pas venu spécialement pour superviser l’expérimentation des armes spéciales ?

Baudens reçoit un cadeau royal. Les militaires lui octroient le tiers de la palmeraie de Laghouat, dont presque la totalité est mise sous séquestre. Le capitaine Du Barail qui ne paraît pas l’apprécier beaucoup lui met des bâtons dans les roues et essaie de freiner la donation : «C’est en flattant cette manie, c’est en représentant notre nouvelle conquête, Laghouat, comme le marché principal et nécessaire de ce fameux commerce du Sud, que le docteur Baudens, médecin principal de l’armée d’Afrique, obtint, presque aussitôt après la prise de Laghouat, l’énorme concession de 6000 palmiers, plus du tiers de l’oasis.

Je me mis en travers.» (10) Le commandant de la place de Laghouat ajoute : «Grâce à mon opposition, l’affaire traîna plus de deux ans. Elle se termina par un compromis qui enleva au pauvre docteur la moitié de sa concession. Il ne lui resta plus que 3000 palmiers, soit 30 000 francs de rente. J’estimais que c’était assez et même trop.» (10)

Indices

(1) Fromentin Eugène, Un été dans le Sahara, Librairie, Plon, Paris 1856
(2) Aggoune Mourad, Documentaire : le génocide de Laghouat, https://www.google.com/search?q=youtube+prise+de+Laghouat+1852
(3) LazharLabtar, à propos de la thèse de «l’holocauste» d’Ali Sohbi, Liberté 28 novembre 2021 
(4) Randon, Maréchal, Mémoires du maréchal Randon, Typographie Lahure, Paris 1875
(5) Général Montaudon, Souvenirs militaires, T1, Paris Libraire Delagrave, 1898, p. 204
(6) https://maitron.fr/spip.php?article121518
(7) Jean Mélia, Laghouat ou les maisons entourées de jardins
(8) Rapport du général Pélissier adressé au gouverneur général Randon le 4 décembre 1852, publié dans le quotidien Le Moniteur du soir : journal officiel de l’Empire français, du 14 décembre 1852
(10) Du Barail, général, Mes souvenirs, T2, 1851-1864, Librairie Plon, Paris 1898, p. 45
(9) http://ancienssportifsdelaghouat.over-blog.com/article-prise-de-laghouat-le-genocide-du-04-decembre-1852-113103128.html
(11) https://www.monde-diplomatique.fr/2018/03/A/58476
(12) Aucouturier Etienne, Op., Cité
(13) Gineste L., Op., Cité

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