Le télescope spatial européen Euclid repose encore dans une salle stérile, à Cannes, paré d’une robe couleur de soleil. D’ici quelques mois, il s’élancera dans l’espace pour tenter d’éclairer deux grands mystères de l’Univers: la matière noire et l’énergie sombre. Ces deux éléments, purement théoriques et invisibles, constituent 95% de l’Univers, mais on ne sait quasiment rien de leur nature exacte. Une méconnaissance que le responsable de la mission, Giuseppe Racca, qualifie d’«embarras cosmique». La matière noire est censée expliquer pourquoi, entre autres, les galaxies ne se dispersent pas en nuées d’étoiles. Quant à l’énergie sombre, son existence est nécessaire pour expliquer l’accélération de l’expansion de l’Univers. Pour tenter de lever le voile sur ces mystères, la mission de l’Agence spatiale européenne (ESA) va dresser une carte en trois dimensions de l’Univers, englobant deux milliards de galaxies sur une portion d’un tiers du ciel visible. La troisième dimension de la carte sera le temps. Car en captant la lumière de galaxies ayant mis jusqu’à dix milliards d’années pour nous parvenir, Euclid plongera dans le lointain passé de l’Univers, né il y a 13,8 milliards d’années. Le vaisseau de deux tonnes, 4,7 mètres de haut et 3,5 mètres de large, a été présenté pour la première fois à la presse cette semaine, dans une salle blanche, stérile, du groupe Thales Alenia Space, à Cannes. Il va encore subir une poignée de tests avant un départ pour Cap Canaveral, en Floride. Son lancement doit avoir lieu sur une fusée Falcon 9 de SpaceX, entre les 1er et 30 juillet. Le vol initialement prévu sur une fusée russe Soyouz a été annulé en raison des sanctions touchant la Russie après son invasion de l’Ukraine. Euclid va rejoindre une position proche de celle du télescope spatial James Webb, à 1,5 million de kilomètres de la Terre, lui garantissant une exposition permanente au soleil de ses panneaux solaires. Ses premières images sont attendues dès octobre prochain, mais il faudra beaucoup plus de temps pour d’éventuelles découvertes, après l’analyse des montagnes de données qu’Euclid va livrer. La mission européenne, d’un coût de 1,5 milliard d’euros, doit durer jusqu’en 2029, avec quelques années de bonus «si rien d’inhabituel ne survient», a expliqué à la presse le responsable de la mission. Comment Euclid -- qui doit son nom au père de la géométrie -- va-t-il procéder pour observer l’invisible? En mesurant son absence. La lumière provenant d’un objet très lointain, comme une galaxie, est insensiblement déviée par la matière visible et la matière noire qu’elle rencontre sur le chemin jusqu’à l’observateur. C’est l’effet de lentille gravitationnelle faible.
«En soustrayant la matière visible, on peut calculer la présence de la matière noire qui se trouve entre» l’objet lointain et l’observateur, déclare Giuseppe Racca. Pour cela, Euclid dispose de deux instruments: un télescope de 1,2 mètre de diamètre et un spectromètre et photomètre dans l’infra-rouge (NISP).
Euclid a pour particularité la largeur de son champ d’observation, équivalent à la surface de «deux pleines lunes», indique David Elbaz, astrophysicien au Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Ce champ va permettre à Euclid de localiser des structures massives -- comme des trous noirs-- que le télescope James Webb ne peut pas identifier car «son champ d’observation est trop petit», explique à l’AFP le responsable scientifique du projet, Rene Laureijs. Notre compréhension de l’Univers reste bancale. Par exemple, deux mesures très précises du rythme d’expansion de l’Univers donnent actuellement deux réponses différentes: une incohérence appelée tension de Hubble, dans laquelle l’énergie noire pourrait jouer un rôle. Et cette semaine, le télescope James Webb a détecté six galaxies bien plus massives que prévu, dans les âges reculés de l’Univers (entre 500 et 700 millions d’années après le Big bang). Euclid pourrait être «le seul outil» capable d’apporter une réponse à ces questions, selon David Elbaz.