Au cœur de Dasht-e-Barchi, à l’ouest de Kaboul, un homme déambule, les yeux écarquillés. Il s’enfonce dans les entrailles de la rivière Paghman ou, du moins, ce qu’il en reste.
Le cours d’eau qui traverse la capitale afghane ne forme plus qu’un filet liquide jaunâtre, et des poches de vase éparses. À quelques mètres, sous le pont Pul-e-Sokhta (le «pont brûlé» en français), des âmes errent sans but. Tels des zombies, certains zigzaguent sur le sol humide. D’autres sont assis en petits groupes. Chaque jour, des centaines d’Afghans se retrouvent ici pour prendre leur dose d’opium, de crack ou d’héroïne.
Pul-e-Sokhta, le pont des drogués
Contre un mur, un homme saisit une écharpe d’une main tremblante pour se cacher des passants. Il s’apprête à prendre un shoot de bonheur. Pendant quelques heures, le temps va s’arrêter pour lui. Il va enterrer ses soucis. Tout autour, une dizaine de tentes sont installées. De nombreux addicts dorment sur place, car ils n’ont plus de contact avec leur famille.
C’est le cas d’Amir. Il a à peine 30 ans, mais il en paraît 40. Originaire de Mazâr-e-Chârif, dans le nord du pays, il est accro à la méthamphétamine depuis deux ans : «J’en consomme huit fois par jour», dit-il. Appelée «shisheh» en Afghanistan (littéralement le «verre»), cette drogue est très prisée pour son faible coût et sa consommation facile. En 2019, les autorités ont saisi 935 kg de méthamphétamine ; 180, l’année précédente. L’addiction à la meth aurait dépassé l’opium et son dérivé, l’héroïne. Comme beaucoup d’addicts, Amir a commencé car il était «au chômage, désespéré par la vie».
Des amis lui ont proposé de prendre sa première dose. La situation socio-économique, le traumatisme de la guerre et l’influence de l’entourage sont les facteurs principaux qui poussent certains Afghans vers la drogue. L’Afghanistan, premier producteur d’opium au monde, n’alimente pas seulement les marchés européens en héroïne : les Afghans sont eux-mêmes d’importants consommateurs.
Au total, 3,5 millions de personnes seraient addictes au moins à une drogue, sur une population de 40 millions d’Afghans: un record. «La drogue est partout. Il est facile de s’en procurer, affirme Amir. Des dealers viennent régulièrement nous en vendre sous le pont.» Pour enrayer le phénomène, le pays a toujours privilégié la répression plutôt que la prévention. Depuis l’arrivée des talibans au pouvoir en août dernier, la «méthode forte» s’est accentuée.
Répression sans prévention
Tout comme Amir, Obed vient sous le pont pour «consommer tranquille». Sa famille ignore qu’il est ici : «Ma femme a demandé le divorce. Le shisheh rend agressif et ma vie sexuelle est affectée.» Dans les entrailles de Paghman, tous vivent au rythme de leur dose de drogue. L’ambiance est électrique : «Parfois, on se bat et on se pique nos doses, relève Obed. Moi-même, j’ai déjà volé pour me procurer de la drogue.»
Mais le plus grand danger à Pul-e-Sokhta reste l’insalubrité. Faute de moyens pour s’acheter des seringues, les consommateurs d’héroïne s’échangent leur matériel. «Ces pratiques renforcent les infections bactériennes et les infections virales comme le VIH et l’hépatite C», affirme le docteur Michaël Bisch, responsable du département d’addictologie au Centre psychothérapique de Nancy.