La guerre cognitive : comprendre les nouvelles menaces

14/08/2024 mis à jour: 12:15
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En 1953, un coup d’État orchestré par la CIA renversa le Premier ministre iranien Mohammad Mossadegh. Cet événement, connu sous le nom d’opération Ajax, illustre la puissance insidieuse de la guerre cognitive. À l’ère numérique, où l’information circule à une vitesse fulgurante, comprendre comment la guerre cognitive façonne nos perceptions et comportements est essentiel pour protéger la stabilité d’un pays.  

Les récentes avancées technologiques, telles que le système Scorpion  et l’intelligence artificielle, montrent l’évolution rapide des capacités de défense moderne. Cependant, la guerre cognitive représente une menace subtile mais profonde, nécessitant une vigilance accrue et des stratégies adaptées pour en contrer les effets déstabilisateurs.


Les fondements de la guerre cognitive

Le contexte contemporain de compétition entre les puissances a ouvert de nouveaux champs d’affrontement immatériels, appelés «political warfare» ou guerre par le milieu social (GMS), visant les structures sociales et cognitives de la cible. La guerre de l’information et de l’influence connaît un développement fulgurant, marquant une révolution dans l’art du combat. Bien que les fake news aient monopolisé l’attention, la vraie menace réside dans des actions furtives visant les structures mentales, les biais culturels et les matrices psychologiques. La guerre cognitive manipule l’information et la psychologie humaine pour atteindre des objectifs stratégiques, exploitant les vulnérabilités mentales des individus et des groupes. 


En utilisant des biais cognitifs et des informations trompeuses, les acteurs de la guerre cognitive peuvent semer la confusion, diviser les communautés et affaiblir la cohésion sociale. Avec l’émergence de l’intelligence artificielle, la guerre cognitive a atteint un nouveau niveau de sophistication. L’IA permet d’analyser d’énormes quantités de données pour identifier des schémas de désinformation et de manipulation cognitive. Par exemple, les algorithmes de machine learning peuvent détecter des anomalies dans les flux d’informations, identifier les sources de fake news et même anticiper les campagnes de désinformation avant qu’elles ne se propagent largement.


Conséquences Sociales et Politiques

La guerre cognitive a un impact profond sur la société car elle perturbe la perception de la réalité et sème la méfiance, cela amène une polarisation accrue, des troubles sociaux et une perte de confiance dans les institutions. L’opération Ajax de 1953 en Iran en est un exemple marquant. La campagne de désinformation menée par la CIA a semé la confusion et la division au sein de la population iranienne, affaiblissant le soutien à Mossadegh et, contre toute attente,  a d’ailleurs créé une méfiance généralisée envers le gouvernement et le Shah, plus tard. Cette manipulation de l’opinion publique a conduit à une instabilité politique durable. Aujourd’hui, les mêmes tactiques continuent d’être utilisées pour déstabiliser l’Iran. 


Les sanctions économiques imposées par les États-Unis, justifiées par des prétextes politiques hégémoniques, visent à affaiblir le gouvernement iranien en exacerbant les difficultés économiques et en semant la discorde. Malgré ces efforts, le gouvernement iranien jouit d’un soutien populaire quasi total. Cette guerre cognitive persistante, soutenue par des actions économiques et médiatiques, illustre comment des puissances étrangères utilisent divers moyens pour influencer et manipuler les dynamiques internes d’un pays.


Stratégies de la Guerre Cognitive

Les informations contenues dans le tableau N°1 montrent la diversité des techniques utilisées dans la guerre cognitive et leur impact potentiel sur les sociétés. L’intelligence artificielle joue également un rôle clé dans la mise en œuvre de ces stratégies. En utilisant des techniques de traitement du langage naturel (NLP), l’IA peut générer des contenus de propagande convaincants, manipuler des conversations sur les réseaux sociaux et créer de faux profils pour influencer l’opinion publique. 

 


De plus, les technologies de reconnaissance des émotions permettent de cibler des individus spécifiques en exploitant leurs vulnérabilités émotionnelles.


Moyens de défense contre la guerre cognitive

Pour se défendre contre la guerre cognitive, il est essentiel de développer des stratégies de résistance efficaces. Lors du colloque du 3 juin 2024 sur ce thème, le chef d’état-major de l’ANP, le général Chanegriha a souligné la nécessité de fédérer les efforts de tous les acteurs nationaux - institutions de l’État, société civile, élites et citoyens - pour renforcer la stabilité et lutter contre les hostilités.

Les stratégies incluent l’éducation aux médias, la cybersécurité, la collaboration internationale et le renforcement des institutions. Une approche proactive est donc essentielle pour maintenir l’initiative. Dans ce cadre, l’IA est désormais essentielle pour renforcer les moyens de défense contre la guerre cognitive. Les systèmes basés sur l’IA sont très bons pour tout surveiller en temps réel et à la vitesse de la lumière, pour détecter et neutraliser les campagnes de désinformation. De plus, l’IA peut simuler des scénarios de guerre cognitive, permettant aux analystes de comprendre les tactiques des adversaires et de développer des contre-mesures efficaces. 


En renforçant la cybersécurité, l’IA aide aussi à protéger les infrastructures critiques contre les cyberattaques associées aux campagnes de désinformation. Enfin, pour se défendre contre la guerre cognitive, il est essentiel de développer des stratégies de résistance efficaces telles que décrites sur le tableau N°2.

 

 


Partenariats Stratégiques entre Secteurs Civil et Militaire

L’analyse des principaux constructeurs d’armes mondiaux révèle l’importance des collaborations pour l’innovation en matière de guerre cognitive. Collaboration Académique : les constructeurs d’armes collaborent avec des universités et des centres de recherche prestigieux, facilitant l’innovation technologique. Par exemple, Lockheed Martin collabore avec le MIT et Stanford, tandis qu’Airbus travaille avec l’École polytechnique et la Technical University of Munich.


Partenariats Industriels : les collaborations avec des entreprises privées permettent d’intégrer des technologies de pointe dans les systèmes d’armement. Par exemple, General Dynamics s’associe avec Electric Boat pour les sous-marins, et Northrop Grumman avec Orbital ATK pour les systèmes spatiaux. 


Impact économique : les chiffres d’affaires de Lockheed Martin (60 milliards de dollars) et Raytheon (40 milliards de dollars) montrent l’importance économique de cette industrie, créant des emplois et stimulant la recherche et le développement. L’investissement dans ces technologies génère des retombées économiques et stimule l’innovation technologique.

L’analyse de ces collaborations révèle l’importance déterminante des partenariats entre les constructeurs d’armes, les universités, les entreprises privées et les think tanks pour maintenir une avance technologique. Pour l’Algérie, s’inspirer de ces modèles de partenariat et investir dans des collaborations stratégiques pourrait significativement renforcer ses capacités de défense et d’innovation, tout en stimulant l’économie nationale. Ces partenariats sont primordiaux pour développer des stratégies de guerre cognitive efficaces, en tirant parti des dernières avancées technologiques pour protéger et influencer les esprits et les sociétés.
 

Conclusion

Le système Scorpion et la guerre cognitive représentent deux dimensions critiques de la sécurité nationale moderne. Alors que le premier offre des capacités technologiques avancées pour la défense physique, la seconde exige une vigilance constante et une adaptation stratégique pour protéger aussi bien les esprits que les sociétés. 
La guerre cognitive, couplée aux avancées de l’intelligence artificielle, représente un défi majeur pour la sécurité nationale. Elle exige des réponses stratégiques et collaboratives pour protéger les esprits et les sociétés contre les manipulations informationnelles. 

L’Algérie, en s’inspirant des modèles de partenariats existants et en établissant des collaborations avec des think tanks et des institutions de recherche nationaux, peut renforcer ses capacités de défense cognitive. Investir dans des technologies de pointe et promouvoir l’éducation aux médias sont des étapes cruciales pour maintenir la stabilité nationale. En unissant les efforts des décideurs, des éducateurs et des citoyens, il est possible de créer une résilience collective face à ces nouvelles menaces, utilisant les outils puissants que l’IA offre pour analyser, se prémunir et contre-attaquer efficacement.

 

Par Ali Kahlane 

Stratégie et management numérique
Cybersécurité, IA et IoT , Ancien Professeur de l’Ecole Militaire Polytechnique

 

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 Références : 


1.  El Djeich. La défense nationale face à la guerre cognitive. Ministère de la Défense nationale. Juin 2024. N° p 13-14. https://www.mdn.dz/site_principal/sommaire/revues/images/EldjeichJuin2024Fr.pdf
2. Weapons of Mass Deception: The Uses of Propaganda in Bush’s War on Iraq. Sheldon Rampton, John Stauber. July 28, 2003
3. Propaganda: The Formation of Men’s Attitudes. Jacques Ellul. January 12, 1973
4. War in 140 Characters: How Social Media Is Reshaping Conflict in the Twenty-First Century. David Patrikarakos. November 14, 2017
5. NATO Strategic Communications Centre of Excellence (StratCom COE). https://stratcomcoe.org/
6. South African Institute of International Affairs (SAIIA) : https://saiia.org.za/thematic-area/governance/democracy-human-rights/ 
7. https://www.usmcu.edu/Portals/218/JAMS_11_1_Political%20Warfare_Kerry%20Gershaneck_1.pdf 
8. https://www.files.ethz.ch/isn/139664/1989-01_Political_Warfare_8-Chap.pd

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