A la foire de la rentrée scolaire qui se tient actuellement à la Safex, et qui se poursuit jusqu’au 18 septembre, une trentaine d’enseignes réunies au sein du pavillon Ahaggar proposent gaiement leurs «produits», principalement des ouvrages pédagogiques et didactiques. Le stand le plus prisé est celui de l’ONPS, le géant étatique du livre scolaire qui trône au milieu du pavillon, attirant comme un aimant une foule de parents d’élèves en quête des précieux manuels en prévision de la rentrée.
Si, comme nous l’avons relevé dans notre édition d’hier, l’offre en fournitures scolaires est maigre au niveau des stands, en revanche, les visiteurs ont le choix entre une large gamme de livres pour enfants et de littérature jeunesse ainsi que des piles d’ouvrages de soutien scolaire.
Le «chibh el madrassi», autrement dit, le parascolaire, est d’ailleurs le produit-phare de cette foire. La plupart des exposants sont principalement des opérateurs privés dont l’activité mêle édition, impression, diffusion et importation de livres éducatifs. Parmi ces maisons : Clic Editions, Dar El Houda, Dar El Koutoub El Ilmia, El Maktaba El Khadra, Dar El Mouassara, Dar El Badr, Dar El Majid, Ettahadi, El Hadi Editions…. En parcourant leurs stands, on a presque le vertige devant cette myriade de publications aux couleurs vives et au graphisme bariolé.
On a parfois l’impression que les mêmes ouvrages se répètent, avec leurs couvertures chargées, et que seul le nom de l’éditeur change. Sur les étals saturés se côtoient des cahiers d’exercices, des guides de révision, des corrigés d’examens, des manuels d’apprentissage des langues, des dictionnaires, des contes pour enfants, des romans pour jeune public, des «qissass el anbiya» (histoires des prophètes) et autres bouquins à caractère religieux.
Sur certains ouvrages sont épinglées en médaillon les photos de leurs auteurs. «Les livres parascolaires sont en grande partie réalisés par des enseignants. Nombre d’entre eux ont aussi des chaînes Youtube. Les meilleurs et les plus actifs ont une large audience, et ça se répercute sur les ventes de leurs livres. Il y en a qui ont su créer un vrai lien virtuel avec les élèves. Ils se donnent la peine de répondre à leurs questions.
Certains organisent également des Live sur les réseaux sociaux», décrypte pour nous un commercial très au fait des dessous du marché du livre scolaire et parascolaire. D’après lui, nos profs-Youtubeurs ne se donnent pas autant de mal gratuitement. «Ils sont en principe rémunérés selon le nombre de vues sur Youtube», soutient-il.
Côté prix, les manuels de l’ONPS n’ont pas augmenté malgré la hausse des coûts des matières premières sur le marché international. En revanche, les ouvrages parascolaires affichent des prix plus élevés dans leur majorité, en particulier ceux qui ont été imprimés après l’augmentation du prix du papier. Mais malgré les correctifs apportés au niveau des tarifs, la filière est dans une situation précaire.
«Le prix du papier a flambé»
Tarik Kribes, cadre au sein de Dar El Koutoub El Ilmia, une maison d’édition et de distribution sise à Bordj El Kiffan, et qui a plus de vingt ans d’existence, explique : «Le grand problème, c’est que le prix du papier a explosé. Il a augmenté de plus de 50%. Vous avez sûrement acheté une rame de papier ces derniers temps, vous l’avez payée combien ? Vous avez remarqué que c’est passé du simple au double, n’est-ce pas ?» «Nous, nous avons fait un effort pour proposer des prix abordables. Nous avons réduit au maximum notre marge bénéficiaire en tant qu’éditeurs pour que le livre soit à la portée de tous».
Tarik saisit un manuel de révision «Toutes matières» et lance : «Ce livre par exemple, son prix est à 800 DA. Lorsque le prix du papier était à 220 DA le kilo, on l’a vendu 600 DA. Maintenant que le papier se négocie à pas moins de 500 DA le kilo, on le vend à 800 DA. Or, normalement, son prix aurait dû doubler, mais on n’a pas voulu appliquer cette logique».
Interrogé sur la provenance du papier utilisé pour l’impression, il précise : «Le papier d’impression, on l’importe. On l’acquiert principalement en Europe et il est devenu très cher sur le marché européen. Le problème est que même si tu l’achètes en Chine où il est relativement moins cher, le coût de son acheminement est élevé. Donc, au final, vous vous retrouvez avec le même prix qu’en Europe».
Selon M. Kribes, le marasme a commencé bien avant la crise du papier et avant même la pandémie de coronavirus. «Pour nous, le tournant, ça a été 2016. Avant ça, l’Etat allouait aux établissements scolaires un budget pour l’acquisition de livres destinés à étoffer les bibliothèques scolaires. Mais depuis 2016, les écoles n’ont plus de fonds pour faire ces acquisitions, et cela nous a impactés directement. Car les établissements scolaires achètent auprès des librairies et les libraires achètent auprès des éditeurs».
Questionné sur les ventes réalisées par la maison d’édition, le représentant de Dar El Koutoub El Ilimia rétorque : «Je ne peux pas vous donner de chiffre exact sur les ventes mais je peux vous donner un aperçu de notre plan de charge sur la base du nombre de mois travaillés à l’année. Avant 2016, on travaillait jusqu’en juin. On avait droit à un mois de congé et on reprenait sur toute l’année.
Ces derniers temps, on travaille six mois par an seulement. Ça dure de septembre à janvier, février maximum, après, ça s’arrête net». Tarik avance un autre chiffre édifiant : «On avait plus d’une vingtaine d’employés, aujourd’hui, on n’est plus que six», confie-t-il.
«On risque de fermer»
Nous nous enquérons des niveaux de tirage. Il déclare : «Les tirages ont sensiblement baissé aussi. Il y a des titres qu’on imprimait à 7000 ou 8000 exemplaires par an, aujourd’hui, on ne parvient même pas à en écouler 1000 copies».
A en croire Tarik Kribes, ce tableau clinique n’est pas propre à «La Maison des Livres Scientifiques» (traduction littérale de «Dar El Koutoub El Ilmia») : «Toutes les maisons d’édition connaissent les mêmes difficultés», affirme-t-il. «Mais le problème numéro un, souligne-t-il, c’est le problème du papier, et c’est un problème mondial. Il faut une intervention de l’Etat pour soutenir le papier. On ne parle que du lait et du pain mais il faut penser aussi à ce que tu mets dans la tête de ton enfant !» martèle Tarik. D’après lui, des dizaines de maisons d’édition spécialisées dans le parascolaire ont fermé. «Il y a au moins 25 à 30 éditeurs qui ont coulé. Il y a aussi de nombreuses librairies qui ont mis la clé sous la porte». «Je vous le redis : si l’Etat ne vient pas en aide aux éditeurs, le livre risque de disparaître en Algérie», alerte-t-il.
Se projetant dans les mois à venir, Tarik Kribes se montre assez pessimiste et n’écarte pas l’hypothèse du pire : «Nous-mêmes nous risquons la fermeture, et nous ne sommes pas les seuls». Et de faire remarquer : «Regardez l’ONPS. Les prix qu’ils proposent sont accessibles alors qu’on fait le même métier et qu’on achète le même papier, pourquoi ? Parce qu’ils sont soutenus par l’Etat. Le livre scolaire est soutenu, alors que nous, nous n’avons pas cet avantage. Nos livres sont pourtant conçus conformément au programme abordé dans les manuels officiels. Donc, de même que l’Etat soutient le manuel scolaire, il devrait en faire autant vis-à-vis du parascolaire».
Tarik prend un livre au hasard, un manuel d’apprentissage du français. «Ce livre, dit-il, était à 250 DA, on le vend à 450 DA. On aurait voulu le garder à 250 DA. Mais quand on l’a réimprimé sur la base du nouveau tarif du papier, il nous est revenu à 450 DA. Si ça continue, demain, d’autres secteurs seront affectés par la crise du papier. Tu vas commander une pizza, on te demandera de payer pour le carton d’emballage de la pizza, sinon, tu seras obligé de la transporter à même la paume de tes mains. C’est comme ça», prophétise notre cadre.
Tarik Kribes évoque d’autres péripéties qui ont fragilisé davantage la trésorerie des éditeurs du par ascolaire. «Quand ils ont opéré un changement de programme en introduisant le programme de 2e génération, ça a porté préjudice à toutes les maisons d’édition. Certaines ont perdu jusqu’à 5 à 6 milliards de centimes. Si au moins l’Etat nous avait aidés en matière d’impôts avec une exonération sur un ou deux ans le temps d’éponger ces pertes. On n’a eu aucun dédommagement. Rien.» «Même pendant la crise du corona, on n’a pas été aidés. Moi, personnellement, je n’ai pas travaillé durant 18 mois au plus fort de la pandémie», témoigne-t-il.
«On est en train de régresser»
«Je le répète : si l’Etat n’intervient pas pour trouver une solution, et je vise particulièrement le ministère de l’Education, cela risque d’être fatal, pas seulement pour les éditeurs mais pour le livre», insiste Tarik. «Je vois les élèves chercher des sujets sur internet, mais rien ne remplace le livre. La première et dernière source de tout savoir, c’est le livre. Comme le disait le défunt Boudiaf, par quoi nous ont devancés les pays développés ? Par le savoir, et la base du savoir, c’est le livre. On est en train de régresser».
Un autre professionnel du livre parascolaire rencontré au niveau du stand de Clic Editions nous a livré un diagnostic similaire. Notre interlocuteur est distributeur de livres. Il assure tout spécialement la diffusion des ouvrages de Clic Editions à l’ouest du pays. «Les prix du parascolaire ont augmenté à cause du prix du papier», tranche-t-il. «Le papier au prix de gros est à 850 ou bien 870 DA le kilo. Ainsi, le prix des livres va automatiquement augmenter de 50 ou 60 DA minimum.»
A l’appui de son raisonnement, il saisit un livre d’exercices à l’attention des élèves de 5e AP. «Par exemple, ce livre était à 500 DA, il est à 550 DA», indique-t-il. Il ajoute : «Les cahiers aussi ont augmenté. Celui qui faisait 40 ou 60 DA est à 120 ou 130 DA. Les gens préfèrent acheter par packs. C’est ce qu’ils font chez nous (au stand de Clic Editions qui propose des lots de cahiers, ndlr). Au milieu de toute cette précarité, même un gain de 10 DA, ça compte dans la balance».
Le jeune distributeur nous apprend que, jusqu’à la récente brouille avec Madrid, un nombre important d’opérateurs dans le secteur de l’édition achetaient leur papier en Espagne. «Le papier qu’on achetait en Espagne était à 220 jusqu’à 300 DA le kilo. Et depuis la crise avec ce pays, le prix du papier est monté en flèche. Et en plus il est introuvable. Il y en a qui ont essayé d’en importer de l’Inde. Mais tu paies cher le transport. Ça revient au même». «Les épreuves n’ont fait que s’enchaîner ces dernières années», soupire notre ami. «Plusieurs maisons ont fermé suite à la pandémie.
Maintenant, il y a cette crise du papier. Très peu d’éditeurs vont pouvoir résister à ces coups successifs», prévient-il. D’après ses dires, «il devait y avoir quelque chose comme 2500 maisons d’édition qui font du parascolaire. Il n’en reste plus qu’une soixantaine qui peuvent tenir le coup. C’est une catastrophe !»