Il est un bel ouvrage du regretté Mostapha Lacheraf portant le titre de Des noms et des lieux dont l’intitulé de la présente chronique s’inspire.
Dans cet essai, parmi les plus remarquables consacrés à l’algérianité, Lacheraf, avec l’esprit et la plume alertes qu’on lui connait, dresse un tableau textuel qui consacre tant l’anthroponymie que la toponymie de notre beau pays, au fil d’un récit autobiographique aussi dense que représentatif, puisqu’épousant l’histoire de tout un pays et du pays profond qui en est la sève.
Quatre autres noms ont retenu mon attention cette semaine : d’abord Taos Amrouche, à laquelle Google a consacré un Doodle, le 4 mars, à l’occasion du 111e anniversaire de sa naissance, ensuite Aïcha Kassoul, au travers de son dernier livre, Belvédère, puis Arezki Metref, avec son roman Les Gens du Peuplier, enfin, Aomar Khennouf, dont le récit Rien n’arrive par hasard vient de paraitre. Tous les quatre, à l’instar de Lacheraf, convoquent, eux aussi, leur mémoire, pour rassembler des lieux et des noms, en en faisant le sujet central de son œuvre pour Amrouche, sous des formes romanesques pour Kassoul et Metref et directement autobiographiques, même si c’est sous un je(u) pseudonymique, pour Khennouf.
Les quatre, issus de parcours différents, bien singulier quant à Taos Amrouche, installent leurs livres dans des faisceaux, qui pour être divers et personnels, débouchent tous sur cette algérianité chère à Lacheraf, qui est aussi un vécu, un ressenti, que chacun exprime à sa manière.
Y compris pour Taous Amrouche, qui aux frontières, tant abstraites que matérielles, puisqu’elle est née et a vécu hors d’Algérie, de l’altérité que peut laisser à supposer une religion différente de celle de la majorité, n’en est à pas moins fidèle à ses racines, qu’elle a non seulement revendiquées mais aussi et dans tous les sens du terme, chantées.
Par ailleurs, Taous Amrouche, par-dessus les époques et les situations, partage avec Aïcha Kassoul la féminité, ce qui confère à leurs œuvres un point de vue, une position, une écriture et une voix de femmes pour porter l’algérianité dans ses composantes de genre. Les lieux et les noms sont ainsi ciselés comme des diadèmes, des Taessavt ou inscrits dans les sept mouvements d’une nouba féminine, qui n’est pas sans rappeler, dans sa féminité, celle, cinématographique, d’Assia Djebar consacrant les femmes du «Mont Chenoua».
D’un Tunis dédoublé en Ighil Ali de Taous Amrouche, au Miliana évoqué par Belvedère d’Aïcha Kassoul, à l’Alger populaire de La Cité du Peuplier d’Arezki Metref, jusqu’à Bordj Bou Arréridj où vit Aomar Khennouf dédoublé en Weiss Djebrane, c’est toutes les nuances d’une même Algérie, au travers de l’histoire et des histoires, qui sont déclinées pour le plus grand plaisir du lecteur mais aussi pour son plus grand profit. Un profit certain pour celui qui, attentif et généreux, revient vers une belle règle qui veut que la richesse soit dans la diversité et que la valeur soit dans la qualité.
Ainsi, on découvre que des déchirements de Taos Amrouche - même si beaucoup occultent que ces déchirements découlent du primum movens que fut la domination coloniale - à l’affirmation naturelle de soi, qui se retrouve dans les trois œuvres qui viennent d’être publiées, les lieux et les noms sont des repères qui transcendent les personnages et les trames, pour référer à un lieu unique : l’Algérie et un nom commun : Algériens. Ainsi, on constate, que les écoliers de 1958 et les années post-indépendance de Metref, les espérances progressistes des années 70-80 de Khennouf et le regard porté sur les trente dernières années, dont celles noires, de Kassoul, s’ils dénotent des itinéraires différents et des sensibilités contrastées, se recoupent pour s’affirmer dans leur attachement à parler d’un pays qui reste le premier sujet de leurs œuvres.
Et quel pays ! Un pays qu’on découvre au fil des pages de chaque livre de nos trois auteurs, changeant selon les époques et les récits, mais toujours le même, porté par les sentiments, les impressions et les jugements de chacun mais aussi par les descriptions qu’on en fait et les positions qu’on y défend ou qu’on y dénonce, mais toujours en son nom, selon nos convictions, selon notre cœur.
Car c’est un pays qui parle au cœur de chacun, en chaque lieu et en chaque nom, comme Nedjma, le personnage de Kateb Yacine, porteuse de l’âme algérienne. Une âme si forte que je me rappelle avoir lu au dos du premier exemplaire de Nedjma que j’ai eu entre les mains, dans la présentation de l’éditeur, que les personnages du roman, je cite de mémoire, pouvaient bien se déguiser, porter des ponchos ou d’autres costumes, on les reconnaitra toujours algériens.
Bien sûr, Lacheraf aura dit de Malek Haddad, par exemple, qu’il avait l’écriture petite bourgeoise de sa classe sociale, d’autres auraient dit autre chose de Lacheraf. Au fil du temps et jusqu’à aujourd’hui, on aura dit tant les uns des autres, mais, toujours, les lieux et les noms réuniront au lieu de séparer.
Des lieux qui dénotent notre enracinement et des noms qui conjugueront notre identité. De même, qu’on soit journaliste comme Arezki Metref ou enseignante universitaire comme Aicha Kassoul ou ingénieur en construction comme Aomar Khennouf, l’écrivain en eux nous ramène à chaque fois à l’Algérie et n’est-ce pas que le plus beau des voyages, comme dit la citation est celui qui nous ramène à la maison ?
La maison, ici et dans les livres de nos trois écrivains, est la maison Algérie, que chacun des auteurs contribue à construire à sa manière, à travers son écriture et partant de ses propres expériences, qui sont nécessairement différentes, au vu des itinéraires de chacun, de son point de vue, de sa personnalité et même de son tempérament, au vu de l’humour qui traverse Les gens du Peuplier de Metref, mais toujours enrichissantes, pour une société qui y retrouve sa diversité, son vécu et, finalement, ce qui fait sa singularité, son algérianité.
C’est pourquoi, lire ces trois ouvrages et ceux de Taos Amrouche, peut-être en les croisant, serait aussi une manière de lire le même lieu sous divers noms. Un lieu dont le nom premier est Algérie.
Par Ahmed Benzelikha