Témoigner est une des formes religieuses suprêmes dans le monothéisme, l’Islam est fondé sur le témoignage sous forme de profession de foi, le christianisme, dont l’évangile veut dire la bonne nouvelle, témoigne de celle-ci, et le judaïsme se veut le témoignage de la puissance d’Elohim.
Partant de cette idée de l’importance et de la consécration du témoignage, on peut tenter de définir les rapports qu’entretient la littérature avec celui-ci.
Témoigner de soi, des autres et du monde, participe du mouvement de l’être pour asseoir une somme de l’existence, quelle qu’elle soit, toute plate et modeste ou exaltante et riche, la question n’étant pas là mais dans le propre de la démarche. Forme d’expression et de partage, la littérature cherche à rapporter une expérience de vie, une vision des choses, une manière d’avoir vécu, qui n’est pas confinée à l’autobiographie ou à la biographie, un témoignage de l’ordinaire, même s’il peut exprimer l’extraordinaire ou s’exprimer par l’extraordinaire.
Un témoignage multiple et démultipliée, qui va au-delà du genre littéraire du même nom, dont la perspective, autre, a été développée, notamment, par François Rastier, qui s’attache à asseoir la légitimité littéraire du témoignage historique au sein d’autres considérations.
Au-delà des problématiques de fiction et de non-fiction, toute la littérature peut-être considérée comme témoignage. Toute prise de parole littéraire est, en effet, un engagement pour rapporter, sous forme particulière, des expériences de vie, y compris sentiments et idées, jusqu’à l’ineffable auquel réfère, admirablement, «l’inaccessible étoile» de la chanson La Quête de Jacques Brel. Et un des fondements de la littérature est bien la quête, témoignage particulier de notre questionnement existentiel, remise en question de ce que nous ressentons, observons et ressentons et, par cela même, en témoignons.
Chaque œuvre littéraire constitue un témoignage d’un état d’écrivain, travaillé et transformé, gardant toutefois, sous les mots et les constructions, son essence et sa valeur dépositaire. L’œil littéraire est un œil qui a vu, même s’il a oublié et qui rapporte à sa manière sa version de ce qui s’est passé, se passe encore ou, même, ce qui pourrait se passer.
Car le témoignage littéraire est libre, il peut être ce qu’il veut ou ce qu’il peut, il peut être sincère ou faux, subversif ou suborné, sublime ou petit.
La littérature témoignera autant de l’injustice que du plaisir, des conditions socio-économiques que de l’art de s’en foutre, selon notre position et nos choix, notre adhésion ou notre aliénation, nos valeurs ou nos vices et préjugés. En cela, la littérature épouse la nature humaine et les conditionnements culturels, sociaux, religieux ou idéologiques, même si le témoignage suppose une responsabilité, celle du dépôt éthique que l’humanité accepta de Dieu.
Le témoignage clairvoyant est, à cet égard, le meilleur. Témoigner en littérature, c’est regarder autour de soi et en soi et, à la suite de Térence, se dire «je suis un homme et rien de ce qui est humain, je crois, ne m’est étranger», pour comprendre que toute œuvre littéraire est d’abord œuvre humaine, qu’elle façonne en sa forge, à l’aide du marteau de la plume - du clavier désormais - et de l’enclume de soi, les résonances de l’être et du monde, à travers la littérarité. Témoigner en littérature, c’est conjurer la mort que nous «savons», c’est célébrer la vie que nous maintenons et cultivons malgré tout, c’est faire couler les mots, comme les ruisseaux qui font les rivières, qui grossissent les fleuves, qui se jettent dans le grand océan d’encre du destin de l’humanité, comme en écho à la source qui ne se tarit jamais. Non isolée de ses conditions de production, la littérature peut les transfigurer, en libérant ses capacités intrinsèques, propres à chacun de ses genres ou communes à l’ensemble, par le travail sur la forme et le sens qu’elle implique, traduisant une vision du monde et une sensibilité et donc, pour nous, un témoignage, dont l’écrivain se fait le porteur, l’œuvre le dépositaire et les lecteurs les juges mais aussi les témoins, à leur tour, dans une sorte de procédé de mise en abyme.
Témoigner de la beauté du monde comme de la laideur des hommes, de la guerre comme de la paix, de l’absurde comme de la foi, des luttes et des souffrances, des laissés-pour-compte et des oppresseurs, des espérances et du désespoir, de la patrie et de la spoliation, de l’amour et du temps qui passe, des joies de la vie, du bonheur quotidien, de tout ce qui existe et de ce qui aurait pu être, les témoignages se font l’écho d’une infinité de thèmes et de réflexions, prenant prétexte de la littérature, pour toucher à l’essentiel.
Et l’essentiel serait cette conscience, qu’évoque l’écrivain Mario Vargas Llosa, en affirmant que «seule la littérature, notamment la fiction, peut vous donner la conscience que le monde, tel qu’il est, est mal fait, en tout cas qu’il n’est pas fait à la mesure de nos expectatives, de nos ambitions, de nos désirs, de nos rêves.
Cette insoumission au monde tel qu’il est, seule la littérature vous la transmet, dès votre premier contact avec un livre, et ensuite d’une manière permanente jusqu’à devenir une partie essentielle de votre personnalité». Une conscience issue du témoignage, sous forme de multiples évocations polysémiques mais signifiantes, dont seule la littérature a le secret. Ainsi, toute œuvre participe du monde, toute œuvre s’en nourrit et le construit ou le déconstruit.
Toute œuvre est, alors, une contribution à la compréhension du monde et à l’interrogation de l’histoire, comme un témoignage peut aider à prouver ou à établir, démontrer ou démonter, constituer la preuve et rapporter les faits. Faire parler le monde, témoigner de celui-ci et donc de la condition humaine, tel pourrait être le rôle de toute littérature.
Par Ahmed Benzelikha