La chronique littéraire / Sous le ciel de Paris, Octobre 1961

19/10/2024 mis à jour: 02:01
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Sous le ciel de Paris, s’envole une âme, il est mort aujourd’hui, frappé au cœur, l’Algérien. Sous le ciel de Paris, marchent les manifestants, leur malheur est de vouloir être libres, sur un air de mitraille fait pour eux, sous le pont Saint Michel, ils sont noyés… Un philosophe sourd assis, deux musiciens aveugles, quelques badauds, puis, indifférents, les gens par milliers.

Vite ! Tant les autorités, que la presse et l’opinion publique, couvrirent d’une lourde chape de plomb les massacres qu’avaient connus d’abord Paris mais aussi d’autres villes. Même la littérature n’échappa point au déni, pour preuve un roman, écrit par un Américain, concitoyen de Hemingway, l’auteur du Paris est une fête, dont la France fut si friande. Il est vrai que le livre est celui d’un Noir et la trame celle des massacres d’octobre 1961, dont furent victimes des Algériens. 

Paru en 1963, ce roman ne fut jamais publié en France, où nul compte-rendu, fut-il un entrefilet, ne lui fut consacré. Son auteur, pourtant, n’était pas inconnu, aussi bien dans le milieu littéraire que journalistique français, il avait publié en 1952 Malheur aux justes, traduit de l’anglais et édité au Club français du livre, était déjà l’auteur de deux autres romans, vivait à Paris et, surtout, était lui-même journaliste au sein de l’Agence France Presse. William Gardner Smith, puisqu’il s’agit de lui, ne verra jamais son livre Le visage de Pierre sortir en France, puisqu’il mourra, et près de Paris, en 1974, soit quarante-sept ans avant que son ouvrage ne soit enfin publié, en français, chez Christian Bourgeois. La littérature n’est pas neutre, aux yeux de ceux qui peuvent, aussi bien porter au pinacle un «bas-œuvre», qu’on me permette ce néologisme, servant leurs intérêts, en contrefeu à ceux qui leur demandent de légitimes comptes, qu’ignorer une belle et juste œuvre à l’instar de celle de William Gardner Smith.

 Le Visage de Pierre ne fut d’ailleurs pas le seul à souffrir d’ostracisme, bien des années après les massacres de 1961, en 1983, un autre roman, policier celui-là, Meurtres pour mémoire, signé de Didier Daeninckx, se verra critiqué, non pas sur sa valeur littéraire, mais sur sa relation des faits liés à la répression des Algériens, ce funeste 17 octobre. 

Le livre n’en obtiendra pas moins le grand prix du de la littérature policière mais continuera à faire polémique dans certains milieux, à qui il déplait de reconnaitre l’ampleur des crimes commis, leurs motivations tant colonialistes que racistes, l’implication des acteurs de l’état français, y compris celui qui a su incarner la nation dans l’imaginaire des Français jusqu’à aujourd’hui. La littérature est, ainsi, la victime collatérale des options idéologiques et des choix politiques. Le 17 octobre 1961, et le roman de William Gardner Smith le prouve, ne fut pas un face à face entre deux belligérants mais bien celui de la volonté d’hommes de vivre libres et de la violence scélérate de l’injustice et du racisme, que celle-ci s’exprime, comme le démontre l’écrivain noir, contre les Afro-Américains, aux Etats-Unis ou les Nords-Africains  en France, quand il écrit : «J’ai l’impression que les Algériens sont les nègres de la France.»  

Le livre de William Gardner Smith nous rappelle aussi et c’est un des rôles de la littérature, l’universalité tant de l’homme que, malheureusement, des violences auxquelles il peut être confronté, à quelque groupe qu’il puisse appartenir, de par l’aveuglement, la haine et la violence d’autres hommes.

 C’est pourquoi le livre de Didier Daeninckx s’inscrit aussi dans la dénonciation des souffrances de tous les hommes, avec le recours à la symbolique de l’étoile tout au long de son récit, celle d’abord du drapeau algérien, puis celle de la toponymie parisienne, avec la place de l’Etoile, enfin celle jaune portée par les juifs, voulue infamante par les bourreaux, dont Papon le gaulliste et sinistre ordonnateur, tant des massacres de 1961 que des déportations de la seconde guerre mondiale. L’universalité de l’homme, soulignée par la littérature, n’en fait pas oublier pour autant, à celle-ci, la singularité des destins individuels dont elle est, aussi, le témoin. 

Ainsi chacun des personnages des deux romans, souligne la confrontation individuelle avec l’histoire et les événements. Dans Le visage de pierre, de William Gardner Smith, Hossein le militant du FLN, est, pour Siméon le noir américain de Paris, le visage de la révolution algérienne et de la justesse d’une cause. Hossein s’avère une sorte de miroir tant de sa propre condition que de celle de Siméon qu’il reflète pour celui-ci. 

Dans Meurtres pour mémoire de Didier Daeninckx tous les personnages renvoient à des individualités réelles impliquées, d’une manière ou d’une autre, dans les événements d’octobre 1961, Saïd Milache et Keira Guelanine sont inspirés de personnes réelles. Notons ici l’implication des femmes dans les manifestations, ce qui conduira d’ailleurs l’auteur à enquêter, par la suite, sur le destin tragique de la martyre Fatima Bedar, jeune adolescente assassinée par la police française alors qu’elle participait au mouvement de protestation. 

Didier Daeninckx lui consacrera, en 2011, une bande dessinée, inspirée de son sort tragique, sous le titre d’Octobre noir. Le troisième roman que nous évoquerons est celui de Leila Sebbar, paru en 1999, sous le titre de La Seine était rouge, où l’autrice s’attache à retrouver, dans les massacres de 1961, les traces d’un événement qui aura marqué l’immigration algérienne et dont les nouvelles générations, issues de celle-ci, ne comprennent pas l’occultation tant dans l’histoire française, que dans son pendant géographique : les lieux mémoriels d’une capitale, qui en est, pourtant, friande. Comme les deux autres ouvrages, celui de Sebbar met en avant, de manière plus intimiste, la relation des individus à l’histoire et à la mémoire mais aussi aux groupes et les implications du passé sur le présent. 

Et c’est bien la problématique du passé et du présent que pose toute littérature, en interrogeant l’histoire, elle démontre comment l’écho du passé est aussi la voix du présent et comment les événements et les individus, traversent le continuum historique, sans rien perdre de leur valeur exemplaire et des valeurs qu’ils peuvent véhiculer : En l’occurrence, pour les événements d’octobre 1961, le courage et l’engagement d’un peuple, à travers chaque manifestante et chaque manifestant, adulte ou enfant, face à la répression raciste et au déni colonialiste. 

Par Ahmed Benzelikha
 

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