Par Ahmed Benzelikha
Si des essais ont été consacrés aux événements du 5 octobre 1988, notamment celui de M’hamed Boukhobza, sous le titre de 5 octobre, évolution ou rupture ? et celui d’Abed Charef, intitulé Octobre 88, un chahut de gamins, la littérature semble, au premier abord, s’être peu emparée (à l’exception, peut-être, d’Azzouz el cabrane de Merzak Bagtache) de cette période, pourtant charnière, puisqu’elle a conduit, après répression, à la libération de la vie publique, au multipartisme et à l’évolution sociopolitique du pays, même si elle a, malheureusement, débouché sur la tragique réalité de la décennie sanglante.
Or, à bien y regarder, ces événements ont certainement influencé la littérature algérienne, tant dans son paysage éditorial, avec l’apparition de nouvelles maisons d’édition, balayant l’omnipotence passée de la SNED-ENAL, que dans ses thématiques et son mode d’écriture même.
Les Vigiles de Tahar Djaout et La Ceinture de l’ogresse de Rachid Mimouni, aux thématiques dénonciatrices, sont certainement porteuses de l’histoire immédiate et des éléments généraux qui ont présidé aux événements. Nous disons généraux, parce que, d’une part, octobre 1988 n’y est pas évoqué et que, d’autre part, cette date n’est pas à isoler d’une situation sociopolitique, qui régnait et qui lui est largement antérieure.
Si la littérature laisse aux historiens le soin de l’écriture de l’histoire et c’est le cas pour ces événements, toute évolution a besoin d’un accélérateur, c’est pourquoi nous pensons, ici, que celle de la littérature algérienne récente, y trouve son origine.
En fait, il semble que l’avènement des années noires, ait précipité octobre 1988, dans une sorte de no man’s land littéraire mais aussi historique, qui réapparait dans les thématiques particulières d’écrivains des années 2000, à l’instar de Mustapha Belfodil, Bachir Mefti et Chawki Amari, aux tons iconoclastes marqués par la rupture, la satire et l’absurde, mais aussi dans ceux, des nouvelles générations, qui s’attachent à rompre avec les approches antérieures et à prendre leurs distances avec les thématiques traditionalistes.
Cette portée, pour les nouvelles générations, à investir de nouvelles thématiques, souvent plus universalistes, intimes, interculturelles et mythiques, traduit bien l’héritage d’octobre 1988, fait de rupture(s) et de juvénilité, avec toutefois, en toile de fond, les traumatismes inhérents ou subséquents à ces événements.
Une étude plus poussé pourrait certainement asseoir les lieux littéraires du trauma, même si les écrivains des années 90 s’y sont essayé, de diverses manières, y compris par la voie du roman policier chez Yasmina Khadra ou directement chez beaucoup d’autres, dont Rachid Boudjedra, Mohammed Sari ou Aïssa Khelladi, pour «porter la parole» selon l’expression de Maïssa Bey, pour conjurer «le blanc de l’Algérie» selon celle d’Assia Djebbar.
C’est donc cette ambivalence entre l’ouverture et l’évolution et la violence dont elle fut porteuse, que nous retrouvons dans le renouvellement littéraire, avec une mise à distance littéraire des événements d’octobre, phagocytés par la décennie noire tout en «sachant» qu’ils ont eu lieu.
Cette distanciation littéraire n’est cependant pas une négation, elle permet, au contraire, de mieux exprimer ce à quoi pouvait tendre l’histoire récente de notre pays, la pluralité, la liberté et la résilience. Des valeurs que nos romanciers ont su sauvegarder, pour mieux aller de l’avant et conjurer les cercles vicieux de l’immobilisme et de la stérilité. L’expression littéraire permet de dépasser les contradictions de l’histoire, car la dynamique créative conjure la violence, comme peut le souligner La vie à l’endroit de Boudjedra. Plus profondément, cette même dynamique convoque de nouvelles perspectives et assoit une démarche, qui, pour contourner l’histoire, n’en propose pas moins des alternatives à celles-ci.
Ainsi, dans toute littérature, la conflictualité historique se retrouve différemment dans les œuvres qui peuvent y être rattachées d’une part. D’autre part, cette même conflictualité constitue un motif indéniable de rupture avec les aspects littéraires antérieurs.
A ce titre, le paysage littéraire d’aujourd’hui est bien le produit des ruptures entamées à partir des événements d’octobre 1988, car l’histoire est une accumulation d’événements, qui peuvent aussi être appréhendés, non pas par eux-mêmes en tant que séquence historique, mais par leurs ondes de fond et les résultats auxquels ils ont donné lieu et continuent de donner lieu.
La littérature algérienne a connu un renouvellement indéniable à partir des années 2000, les romans ne sont plus des témoignages directs, à l’instar de ceux des années 1990 ou des récits engagés de dénonciation, à l’exemple de ceux des années 1970-1980, mais bien l’expression libre et libérée par l’écriture, d’une vision qu’on veut personnelle, des êtres et des choses, qui n’a eu de cesse de s’accentuer dans les années 2010 et jusqu’aujourd’hui, avec l’émergence, à chaque fois, de nouvelles plumes, plus ou moins talentueuses, mais toujours soucieuses d’aller vers des formes universelles et/ou intimes, allant du roman historique à celui de mœurs, en passant par la mythologie et la science-fiction.
Peut être, dirions-nous, que pour exprimer l’inexprimable, fait de l’esprit libéré des espoirs post-1988 mais aussi de l’horreur des années 1990, il fallait aussi aller vers un nouveau genre délirant, extravagant et chaotique, qu’on pourrait bien nommer «Body-writing» à partir du titre romanesque de Mustapha Benfodil.
Rien n’arrête la littérature, ni les événements, ni le temps passé, ni l’histoire revisitée, ni les lectures, ni, surtout pas ! L’écriture. Une écriture, qui, ici, comme ailleurs dans le monde, implique plusieurs voix et plusieurs voies, puissions-nous, au travers de cette pluralité et des ruptures qu’elle manifeste, à chaque fois, comprendre le sens profond du cours de l’histoire, qui est celui de la raison et du progrès et non de la déraison et de la régression.