Au mois de décembre dernier s’est tenu, à l’université de Batna, un colloque national autour du genre littéraire des mémoires. Cette rencontre a eu le mérite de mettre en avant l’importance et peut-être la singularité d’une production littéraire, empruntant tant à l’autobiographie qu’à l’essai historique. Les mémoires étant, toutefois, plus consacrés à dépeindre une époque vécue, qu’à peindre un portrait de sa vie personnelle comme le ferait une autobiographie.
D’autant que les mémoires sont particulièrement prisés par le lectorat algérien, friand de témoignages directs sur l’histoire récente de notre pays, en particulier lorsque les auteurs de celles-ci sont des acteurs historiques de premier plan, appartenant le plus souvent au monde politique, outre la fascination que peut inspirer pour certains le pouvoir et ses hommes quand il s’agit d’œuvres signées par ces derniers.
C’est ainsi que les mémoires du militant révolutionnaire Lakhdar Ben Tobbal, du Président Chadli Bendjedid, du Président Ali Kafi, d’Ahmed Taleb El Ibrahimi, de Réda Malek, du général Khaled Nezzar, d’Ali Haroun ou de Mohamed Saïd Mazouzi ont connu le plus grand succès en librairie. Un succès qui traduit tout l’intérêt qu’accordent les Algériens à la connaissance, par de multiples voies, de leur histoire et des questions qui s’y rattachent, comme en témoigne, au-delà des mémoires, l’attention portée aux ouvrages historiques en général quand ils touchent à des problématiques encore vivaces.
En fait, cet engouement pour les mémoires n’est pas le seul apanage du paysage éditorial algérien et se vérifie aussi, soit d’autres latitudes. En France, les mémoires du général de Gaulle sont une œuvre incontournable et aux Etats-Unis de nombreuses personnalités écrivent leurs mémoires, sans qu’on puisse faire la part du témoignage et du business, puisque la palette des auteurs est assez large pour aller des hommes ou femmes d’Etat, à l’instar de Nixon,Bush père et fils, Obama ou Hillary Clinton, jusqu’aux acteurs et sportifs de renom, ces derniers confondant le genre avec celui de l’autobiographie.
En Algérie, les mémoires, de par leur inscription historique et la diversité des points de vue qu’elles mettent en avant, s’avèrent être un excellent exercice pour, non seulement, appréhender l’histoire mais aussi faire valoir la portée humaine de celle-ci, toute en l’inscrivant dans une perspective plurielle de liberté et de démocratie, puisque les mêmes événements peuvent faire l’objet de lectures différentes selon les témoignages et les optiques.
Par ailleurs, les événements tus par les uns peuvent être révélés par d’autres et donner ainsi lieu à des recoupements éminemment importants pour la vérité historique. Les questions mémorielles étant d’une importance majeure, les mémoires sont aussi une voie privilégiée et des voix polyphoniques précieuses, pour révéler et préserver la mémoire d’un pays. Une mémoire portée par ses propres acteurs. C’est pourquoi les mémoires rattachés aux périodes cruciales pour l’histoire d’une nation sont des sources vives où il s’agit de s’abreuver, tout en prenant garde qu’elles se tarissent.
A ce titre, les mémoires rattachés à la guerre de Libération rédigés ou à rédiger par des moudjahidine sont d’une importance capitale. Ces mémoires, au-delà des aspects personnels qu’on y retrouve et qui sont aussi des éléments qui (re)donnent vie, sens et exemplarité aux faits, sont un fonds de recherche pour l’historien et un legs patrimonial pour les nouvelles générations. La dimension humaine confère, elle, une portée identificatoire, à la relation historique et rappelle l’importance central de l’élément humain dans toute entreprise d’aussi grande envergure soit-elle.
Bien sûr, cette même dimension peut mener à relativiser certains faits, des faiblesses toutes aussi humaines peuvent même donner lieu à des polémiques ou controverses, qui, à notre sens, ne changent en rien à la portée profonde des événements relatés, lesquels s’insèrent dans une perspective plus large qui dépasse, de loin, les contradictions individuelles pour construire la signification transcendante des faits et leur portée symbolique.
Ecrire ses mémoires s’avère, ainsi, un devoir ou, du moins un exercice louable, pour ceux, qui ont eu, à un moment ou à un autre de leur vie, à tutoyer l’histoire, car ils se font l’écho, pour la postérité, d’une aventure qui les dépasse pour appartenir à la collectivité dont ils relèvent. Une collectivité qui comprendra mieux, ainsi, l’agencement des faits et le propre des hommes, le hasard et l’histoire, pour reprendre le titre des mémoires sous forme d’entretiens de Belaïd Abdesslam et en retiendra les ressorts et la portée.
Les mémoires se poseront alors comme un matériel didactique de choix, pour connaître l’histoire et marquer les esprits, d’autant qu’elles sont, le plus souvent, outre leur caractère de témoignage sur la vie publique, par des acteurs de premier plan de celle-ci, des œuvres de maturité qui se veulent des guides pour les novices ou des leçons à méditer pour les plus expérimentés. Les mémoires sont aussi un lieu idéologique par excellence, où se donnent à lire les convictions de chaque auteur et à s’expliquer les positions de chaque camp, proposant ainsi des grilles, sinon des pistes, de lecture tout à fait dignes d’intérêt pour asseoir une histoire nuancée et exhaustive.
C’est ainsi que les mémoires apparaissent comme des œuvres participant pleinement de la préservation de la mémoire et de sa transmission, non pas seulement au plan du contenu historique, proprement dit, mais aussi comme ensemble de valeurs, de principes et de vision du monde, à même de se constituer comme modèle et idéal pour la conscience collective.
La puissance des symboles en histoire est connue et les mémoires, par leur contribution personnalisée au récit national, aident à l’ancrage et à la promotion de la portée symbolique de celui-ci, tant il apparaît que chaque ligne de témoignage redonne vie et corps aux événements et en exalte la signification, grâce à l’esthétique littéraire dont se pare le mémorialiste.
La profondeur de la dimension historique d’une nation se mesure aussi à l’aune de ses mémorialistes empruntant à la littérature ses lettres de noblesses, à l’histoire sa lettre et à l’homme son cachet. Les mémoires n’en constituent pas pour autant une lettre de cachet, bien au contraire, elles sont une clé commode, pour celui qui sait s’en servir, pour ouvrir grand les portes de la forteresse.
Par Ahmed Benzelikha