La chronique littéraire / La logique du monde

25/05/2024 mis à jour: 11:02
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Le monde, selon Garp, est le titre d’un livre à succès de l’Américain John Irving, qui nous rappelle combien nous sommes déterminés par notre position quant à la lecture du monde et du sens à donner à celui-ci. Chaque livre finalement se donne à lire comme une lecture du monde selon l’auteur.

Plusieurs théoriciens de la littérature ont travaillé sur cet aspect, l’un des plus remarquables reste Lucien Goldmann, pour qui l’œuvre littéraire est l’expression d’une «vision du monde» d’un groupe dont l’écrivain fait partie. Pour ce chercheur, le groupe en question n’a pas véritablement conscience de cette vision du monde, seul l’écrivain structure cette dernière et lui confère une cohérence qui d’ailleurs la renforce en dépassant l’individu.

 Il reste entendu que l’auteur médiocre, souvent celui qui ne reprend que les seuls clichés auxquels son niveau lui permet l’accès et les platitudes des sociétés en panne d’intelligence, ne propose qu’un ersatz de vision du monde, à l’image des lieux communs qu’il enfile, reprenant en cela les réseaux sociaux, où il trouve souvent sa source du paraître au lieu de l’être. 

Au-delà des œuvres imaginaires, une somme philosophique dédiée à la compréhension du monde et de soi, demeure celle de Montaigne dans ses célèbres Essais. En effet, ni les siècles ni les progrès de l’humanité n’ont réussi à réduire de l’intérêt  de la démarche de cet écrivain du XVIe siècle, certainement à cause de sa portée humaniste. 

A l’instar de Montaigne qui n’avait «d’autre objet que de (se) peindre lui-même» et ainsi peindre le monde selon lui-même, les écrivains portent tous un regard sur le monde et le décrivent, y compris dans leurs œuvres imaginaires, selon la vision qu’ils ont de celui-ci. Ainsi chaque roman, quel qu’en soit le sujet, la trame et les personnages s’avère un discours sur le monde. 

La littérature algérienne se révèle, selon cette approche, riche et diverse, les écrivains, nombreux, s’attachent à y développer une vision des choses, des sentiments et des êtres, qui, au final s’avère la logique qu’ils confèrent au monde et celle qu’ils se confèrent, eux, dans leur démarche d’écriture.  Une logique d’écriture de dénonciation et de contestation, parfois, de réappropriation, de résistance et d’autonomisation, le plus souvent, très rarement, finalement, d’adhésion. La logique du monde présentée, de ce point de vue, fait donc l’objet d’insatisfaction et de remise en cause. 

Cette remise en cause pourrait même être retenue comme la vision la mieux partagée. Remise en cause de la société, du pouvoir politique, de l’histoire du discours dominant, des idéologies mortifères, des rapports humains dénaturés et des valeurs perverties, des tabous aussi ou, plus indistinctement, d’un malaise ambiant. Une remise en cause que Tahar Djaout aura payée de sa vie, un 26 mai 1993, dont nous commémorons, demain, le triste souvenir. Djaout, qui n’aura eu de cesse de dénoncer l’obscurantisme et la barbarie, dans des livres admirables de force, d’intelligence et de conviction mais aussi de talent littéraire.  La logique, en fait la folie, du monde qu’il décrivait aura eu tragiquement raison et de manière inqualifiable de Djaout. 

Mais d’autres Tahar, en d’autres écrivains, en d’autres «expropriés», reprennent les valeurs qu’il défendait, pour conjurer le monde qu’il dénonçait, y compris sous des formes plus libres, plus autonomes et plus personnelles mais, aussi, dirions-nous, de manière plus mondialisée, globalisation oblige. Beaucoup de nouveaux écrivains cherchent aussi à faire valoir des approches nouvelles, à travers des sujets originaux, ce qui, pour eux, dénote une liberté créative, justement en porte à faux avec le monde remis en cause et qui parfois commande, en «vigile», jusqu’aux sujets abordés par les auteurs. 

D’autres semblent s’accommoder, tels des «chercheurs d’os», d’approches empruntées à des modèles étrangers, notamment français, moyens orientaux ou anglo-saxons, sous l’influence des marchés, des éditeurs, des courants culturels et du lectorat, y compris local, de la «culture» globalisée. 

L’écrivain, à travers chaque livre, pose donc un regard sur le monde, il espère par ce regard faire voir, au travers de son écriture, les qualités et les tares du monde tel qu’il le décrit.  Ce monde peut aussi bien être le monde extérieur, qu’un monde intérieur inscrit dans celui-ci. L’écrivain peut aussi bien emprunter un personnage qu’une situation, pour faire valoir ce qu’il entend décrire et expliquer, pour faire reculer tous «les derniers étés de la raison». Mais s’il entend faire voir le monde, l’écrivain veut aussi bien le faire parler. Et, magie de la littérature, le monde parle. 

Il dit l’injustice et les dénis, la fausseté et l’hypocrisie, ici et ailleurs, la vie et la mort mais aussi le lever du soleil, le goût du café, la fraternité et le rire des enfants, le temps qui passe, les joies et les peines et toute l’espérance dont sont porteurs, malgré tout, l’humanité et celui qui a foi. «Celui qui, s’il parle, meurt et s’il se tait, meurt. Alors, qui dit et meurt». 

Car il est établi qu’il meurt aussi, lentement, comme l’écrit Pablo Neruda, dans son célèbre poème, «celui qui ne voyage pas, celui qui ne lit pas, celui qui n’écoute pas de musique, celui qui ne sait pas trouver grâce à ses yeux». 

Car la littérature nous permet  aussi de trouver grâce à nos propres yeux, de retrouver notre humanité, malgré les vicissitudes du monde et «l’invention du désert», d’écouter la musique dont celui-ci est porteur et qui est souvent celle de l’âme humaine, de voyager au-delà de nous-mêmes  et par cela même de nous transformer, de transformer notre vision et de transformer le monde en le comprenant, en en démontant la logique, à travers chaque livre, chaque «essai» et chaque «moqaddima».
 

Par Ahmed Benzelikha
 

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