La chronique littéraire / Il était une fois le conte

22/06/2024 mis à jour: 11:02
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Le conte est indéniablement une expression de l’intelligence sociale et de la capacité créative du milieu dans lequel il apparaît. J’ai découvert les contes aux deux bouts de ce qu’un individu peut, habituellement, recevoir comme «préparation» à la vie, d’abord  enfant avec les contes de ma grand-mère, surtout celui intitulé Rich el Naama, un récit constantinois aujourd’hui disparu, et ensuite étudiant universitaire avec les travaux de Vladimir Propp, qui ont souligné l’universalité du conte, grâce à mon respectable professeur Si Abdeljabar Lemnouar. 

 L’école, elle, outre d’ignorer ma grand-mère et sa langue dialectale, ne m’a jamais parlé de conte, méprisant tout ce qui relevait du dialecte, celui-ci outragé par l’appellation, infamante dans la bouche de nos maîtres,  de «3amiaa», laquelle sonnait honteuse et presque délinquante, à nos jeunes et si influençables oreilles. 

Les contes de Perrault et d’Anderson, que j’ai aussi découverts enfant mais en dehors de l’école, relevaient, eux, d’un autre univers étrange et étranger qui, bientôt, devint linguistiquement suspect, aux yeux de certains adultes que je rencontrais au gré de ma confrontation avec la société. L’enfance forme l’imaginaire mais aussi l’univers conceptuel de l’adulte, contribuant à la socialisation de l’individu et à la formation du futur citoyen. 

Le conte, quant à lui, demeure une réalité sociale issue des tréfonds de la sagesse populaire, de la culture et de l’histoire porteur de valeurs à travers la morale qui, toujours, le sous-tend. A ce titre, le conte est indéniablement une expression de l’intelligence sociale et de la capacité créative du milieu dans lequel il apparaît. Djeha, M’quidech, Kaabouch Rouina, Loundja-bent-ma, Teryel ou encore ces animaux doués de parole, dont regorgent nos contes, ne sont pas des personnages anodins, ils représentent une vision interprétative des êtres et des choses, des sentiments et des croyances, qui a marqué  durablement la mémoire collective. 

Mémoire que les contes contribuent aussi à préserver. C’est pourquoi, d’ailleurs, de nombreuses œuvres écrites ont été consacrées à la sauvegarde de ce patrimoine manifesté originellement par voie orale dans la tradition populaire. Nous citerons, pour notre pays, les ouvrages de Taos Amrouche, avec Le Grain magique, de Mouloud Mammeri, avec Contes berbères, d’Abdelhamid Bourayou avec Les contes populaires, d’Abdelkader Belarbi avec Contes arabes de Tiaret, et de Christiane Chaulet et Zineb Benali avec Contes algériens, qui s’attachent à recenser et à fixer par la graphie, les productions orales -autrefois relatées par nos grand-mères mais aussi par des gouals ou meddahs dont c’était l’activité lucrative - tout en participant à l’assise du genre littéraire qu’est le conte. Genre que Mohammed Dib a brillamment illustré avec Baba Fekrane et autres contes inspirés justement du terroir, tout comme le choix personnel de contes fait par Zoubeida Mameria dans son ouvrage Contes du terroir. D’une richesse insoupçonnée, le conte se manifeste aux quatre points de notre pays, dénotant la diversité de notre culture et l’attachement à des traditions lointaines ancrées dans notre être national. 

En ces temps internetaires, de profusion de contenus, où tout est bouleversé,  mais aussi de repli sur soi, de religiosité et de sociétés urbaines sans urbanité, le conte n’est plus qu’un adjuvant marginal, ne jouant plus son rôle, ni dans l’initiation des jeunes à la vie, ni dans la part de rêve et d’imaginaire de leur vie intérieure, ni dans leur découverte de la complexité des êtres, des rôles sociaux et du monde. Or, l’importance du conte n’est plus à démontrer comme moyen, non seulement de développer les capacités langagières de l’enfant, mais aussi à structurer sa pensée et à lui offrir un épanouissement psychologique. Par ailleurs, le conte constitue un moyen de communication entre l’adulte et l’enfant, d’une part, et entre les générations, d’autre part. 

C’est, peut-être, ce dernier aspect de transmission intergénérationnelle qui retiendra notre attention dans le monde d’aujourd’hui, où les identités sont fortement tant remises en cause qu’exacerbées et où les contes traditionnels demeurent porteurs de tant de traces et de repères culturels qui participent à la pérennité et au renforcement identitaires dans leur terreau naturel, c’est-à-dire celui populaire. 

C’est ce terreau que les contes nous aident à découvrir et à mieux connaître et au travers à mieux nous connaître nous-mêmes. La culture populaire ne saurait être réduite à un folklore car elle n’est portée ni par une danse, ni par un objet, même si elle s’y manifeste, mais bien par les esprits et les cœurs de ceux qu’elle a façonnés et qui la façonnent. La culture dite élitiste n’est en rien antinomique de celle populaire, bien au contraire, nous pensons que l’une ne va pas sans l’autre, car une culture évoluée ne peut se développer sans un socle enraciné.Couper une culture de ses racines, c’est la priver de sa sève, lui chercher d’autres racines, c’est la dénaturer sinon la pervertir. 

C’est pourquoi l’authenticité dont sont porteurs les contes est un trésor à préserver et un patrimoine à ne pas négliger, au travers de leur collecte, de leur recensement et de leur publication, d’une part, par leur exploitation comme outil pédagogique ou dans d’autres domaines de la vie sociale, d’autre part.

 Quant au conte comme genre littéraire de jeunesse, il est à encourager dans la production éditoriale algérienne, tant la production étrangère disponible dans nos librairies, aussi bien en arabe qu’en français, à l’exception des grands classiques, laisse à désirer. Comment, enfin, ne pas évoquer, au terme de cette chronique, une des formules de clôture propre aux contes algériens, pour vous quitter en beauté, tout en vous souhaitant un bon Aid El Kebir : «Tel est mon conte, il est parti avec l’oued et moi je reviens avec l’ajouad.»

 

Par Ahmed Benzelikha
 

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