Être ou ne pas être, lire ou ne pas lire ? Telles devraient être les questions que les tenants de la littérature auraient à se poser après-demain, 23 avril, en preux hidalgos de la lecture.
Car, ce 23 avril, Cervantès et Shakespeare vont se rencontrer en chaque livre de par le monde, Don Quichotte et Hamlet vont devoir dialoguer dans les langues les plus diverses. Les deux écrivains, morts à la même date en 1616, ainsi que l’auteur hispanique et atypique El Inca Garcilaso, vont revivre à travers chaque page imprimée ou numérique, en cette journée printanière, consacrée mondialement, comme celle du livre et du droit d’auteur.
C’est aussi en une journée printanière, le 26 mai, qu’à Damas s’éteignit, pour rejoindre Dieu, un autre écrivain, plus connu pour sa résistance, sa bravoure et son sens de l’honneur mais qui fut un amoureux et un ami des livres, digne d’être cité en cette célébration livresque, l’Emir Abdelkader. Lui-même auteur de plusieurs ouvrages, dont le célèbre Livre des Haltes, mystique, humaniste, poète, hippophile mais aussi bibliophile, Abdelkader Ben Mahieddine accordera toute l’importance qu’il sied au livre, d’abord en s’en faisant un compagnon fidèle, depuis son plus jeune âge, puis en collectant exemplaire sur exemplaire à une époque où celui-ci, faute d’imprimerie, était rare, enfin en projetant de constituer, avec des milliers d’exemplaires réunis, la première bibliothèque de l’Etat algérien moderne, celle-ci communément appelée bibliothèque de Tagdempt.
Cette dénomination, empruntée au nom de la nouvelle capitale de l’Emir, qui fut déjà, rappelons-le, la capitale des Rostémides aux VIIIe et IXe siècles, sous le nom de Tahert, fera autorité quand le Duc d’Aumale pilla la smala de l’Emir, en mai 1843, s’emparant indument de précieux ouvrages, issus de cette bibliothèque en projet, dont un nombre considérable disparut aux mains de la soldatesque et de véreux négociants et dont ne demeure qu’un fonds avoué de 38 ou 39 (selon les versions) volumes conservé au Musée de Chantilly sur les 5000 déclarés, détruits ou «dispersés» selon l’euphémisme utilisées par les sources françaises.
Ces livres dérobés et indûment conservés étant doublement précieux, puisque témoignant non seulement de leur propriétaire, l’Etat algérien de l’Emir Abdelkader, mais aussi des périodes de leur production, s’agissant d’ouvrages de référence historique, déjà anciens à la date de leur vol puisqu’ils remontent, jusqu’au XVIe siècle, traversant l’histoire littéraire, sociale et religieuse de notre pays, jusqu’au XIXe siècle.
Des trésors patrimoniaux, profondément algériens, représentant notre «être», qui se sont d’abord retrouvés entre les mains d’un représentant de la maison d’Orléans, à laquelle rien ne saurait nous lier, pour finir aujourd’hui entre les murs étroits, car ceux de l’exil et de l’injustice, d’un château qui ne peut être vu par nous, que comme une prison, rappelant le sinistre château d’Amboise, où l’Emir fut détenu en captivité et où tant de ses proches connaîtront leur fin. La Journée mondiale du livre devrait aussi être celle de la restitution des ouvrages indûment pris, puis retenus par les anciennes puissances coloniales, ainsi seront consacrées les valeurs que les livres défendent, celles liées à la liberté, au savoir, à la réflexion et à la culture, mais aussi à l’égalité et à la justice. Cervantès, Shakespeare et l’Emir Abdelkader devraient revenir cette semaine, comme Les Martyrs de Tahar Ouettar, comme la pièce de Ziani-Chérif Ayad, pour dessiller les yeux, en «rappel à l’intelligent et avis à l’indifférent», de ceux qui, ayant déserté les livres, se sont privés d’une source vive d’intelligence, de savoir mais aussi de plaisir et, j’allais dire, d’émerveillement, tant cette capacité peut se retrouver, y compris et d’abord, dans les textes sacrés, à l’instar de la sourate El-Rahman ou des récits relatés dans El Kahf et Youcef. Car les livres sont faits tant du tissu de la réalité que celui de nos «songes», ils expriment, sous une forme propre, le monde et l’histoire et les mettent même en forme, d’une certaine manière, en leur donnant corps, en textes tangibles, faits d’expériences, d’échanges et de partages de préoccupations, d’idées et de connaissances.
Cette journée mondiale est aussi, ne l’oublions pas, celle des auteurs et de leurs droits, aujourd’hui menacés par l’intelligence artificielle et les robots conversationnels «œuvrophages», après être souvent bafoués par certains éditeurs et la piraterie, y compris sur le net. Un «net» qui, pour virtuel qu’il soit, a encore besoin du livre, tant imprimé que numérique, pour disposer d’un espace de référence, de développement et de synthèse intellectuels. Un espace cognitif et éthique, car le livre permet tant de maîtriser les sciences que de réfléchir sur elles, de disposer de la connaissance mais aussi du savoir critique et d’approcher, tant soit peu, de la sagesse.
Car la sagesse, oui la sagesse, ce don divin inestimable, est dans les livres quoi qu’en disent leurs détracteurs qui sont aussi, souvent et malheureusement, les pourfendeurs des libertés, du progrès, de la justice, de la véritable éducation - celle non-hypocrite - et du savoir qui s’acquiert par l’instruction saine et ouverte. Et le livre est bien un porteur privilégié d’éducation et d’instruction, ces notions indissociables si chères à l’emblématique Cheikh Abdelhamid Ben Badis, décédé un 16 avril, Journée du savoir, mais aussi de racines, d’histoire et de questionnements, si présents chez Jean El Mouhoub Amrouche, le penseur, l’écrivain et le défenseur de l’indépendance et du FLN, disparu, lui aussi, à pareille date. Le livre qui nous permet de concilier toutes les nuances et de comprendre l’histoire dans toutes ses contradictions, sans céder aux exclusives et sans sacrifier aux raccourcis, pour construire généreusement et non, rageusement, détruire.
Car le livre, de par ses développements, de par les réflexions qu’il propose, ses «longueurs», si décriées aujourd’hui par les «temps de lecture» des réseaux sociaux est l’ennemi idéal des raccourcis, des slogans et du prêt-à- penser, ainsi que l’antidote aux extrémismes, au verbiage, à la médiocrité et, disons-le, à l’imbécilité méchante qui a trouvé moyen de faire florès. Mais qu’on s’entende, il ne s’agit pas d’«être savant par les livres», pour reprendre une locution latine, ni d’être le savant d’un seul livre, mais bel est bien d’être l’ami de tous les livres, leur disciple curieux et critique, leur compagnon, certes ouvert mais toujours exigeant et d’abord envers soi-même. C’est à ce prix, celui d’une éthique de la lecture, qu’on peut véritablement mériter du livre, de tous les livres et de sa présence au monde, de son «être».
Par Ahmed Benzelikha