Dans un monde où tous les autres s’efforcent de les changer, de les persuader, de les tenter et de les contrôler, les meilleurs lecteurs viennent à la fiction pour être libérés de tout ce bruit», aurait écrit l’écrivain américain Philippe Roth.
Lire la fiction est, en effet, une libération, un gage d’autonomie et de transcendance.
Non pas de fuite et de démission, comme tendent à le présenter certains, même si le besoin d’évasion et de changement est une des motivations premières. En ce sens, l’œuvre de fiction est une liberté, qui construit, à sa manière, une démocratie de la vision des choses, des expériences, des donnes et des voix et des visions qui peuvent traverser les sociétés, les groupes et les individus. L’œuvre de fiction et en premier lieu sa forme la plus répandue et la plus prégnante, le roman, consacre une approche démocratique de la réalité, en multipliant les points de vue, les traitements, les réponses mais, aussi et surtout, les questions.
Car le questionnement et son corollaire, la relativité, rejoignent deux principes éminemment démocratiques : la liberté et la pluralité. La liberté d’expression et la pluralité de pensée. Le roman donne à lire, librement, le même monde, selon plusieurs et diverses perspectives, sans sommation ni coercition. Bien au contraire, il s’inscrit, le plus souvent, dans la dénonciation et l’émancipation.
Le questionnement suppose, aussi, une forme d’évaluation des idées et des actes.
La fiction romanesque se détache, en fait, de la réalité, pour mieux l’appréhender, à travers la construction de mondes, qu’on penserait parallèles mais qui sont, tous, des lectures, des interprétations et des alternatives, qui donnent à exposer des points de vue et des possibilités de mener des réflexions libres et autonomes sur l’homme dans la cité et la manière de gouverner, au sens le plus large, celle-ci et le monde, à cet égard, n’est-il pas la plus grande des cités ? Une cité où la démocratie est à construire et à affermir, le plus largement et le plus opiniâtrement.
Large et opiniâtre, n’est ce pas la qualité première de l’écriture romanesque, fer de lance de la littérature ? La démocratie est, elle-même, une vision du monde et non de mode, elle a besoin, pour s’exprimer, outre ses outils politiques et ses moyens systémiques, d’idées, de réflexions, de brassage, d’imagination, de symboles, d’exemples, de démonstrations, de mouvement et de récits, non pour endormir mais pour réveiller et comprendre la complexité, la portée et les nuances en toute chose. Le lyrisme, dont est souvent affublé la littérature, mérite qu’on s’y arrête car il est, dans son fond, celui dont sont porteurs les valeurs et là est, justement, le cœur de la problématique, car ceux qui critiquent la littérature sont, le plus souvent, ceux là même qui méprisent les valeurs dont ils ne font que se servir, dédaigneusement.
Or, seules les valeurs et seul l’attachement sincère à celles-ci bâtissent une démocratie, permettant l’expression de ce que Montesquieu nomme «l’esprit des lois» et à leur tête la loi démocratique. Les lois et leurs promoteurs ne peuvent, au risque d’être iniques, ne pas avoir pour soubassement les valeurs et principes éthiques.
Cette éthique démocratique que la littérature contribue, modestement, à asseoir dans toute société et chez chaque lecteur attentif, respectueux de tous les autres lecteurs et de toutes les œuvres que l’intelligence humaine et la conscience de chacun ont pu produire, tout en étant fier de sa propre littérature, de sa culture et de ses valeurs, à l’instar de celles propres à notre pays. Diversité des voix, pluralité des opinions, variété des expressions, les œuvres littéraires de fiction se construisent aussi sur ces piliers démocratiques, tout en les donnant à lire à travers des thématiques, des conceptions et des modes de traitement, aux frontières de la réalité et de l’imagination mais qui, toujours, se font l’écho du monde tel qu’il est, qu’il a été ou qu’il pourrait être.
La démocratie trouvera son écho romanesque, non seulement dans les contenus, mais aussi dans les formes et dans le principe même de la liberté de création, dans le pluralisme et la diversité des œuvres et dans le libre choix des lecteurs qui fait pendant à celui des écrivains.
Ce qui nous permet d’inférer l’existence d’une véritable «démocratie romanesque». Une «démocratie romanesque» qui peut, certes, être mise à mal, mais qui existe bel et bien, car rattachée à la libre créativité dont fait montre chaque écrivain en entamant son écriture et à libre interprétation de chaque lecteur se lançant dans la lecture d’une œuvre de fiction, adhérant, tous deux, de facto, aux valeurs démocratiques.
Un lecteur qui plus élargira et diversifiera ses lectures, plus sera sensible à la démocratie, adepte de la liberté et méfiant vis-à-vis du monolithisme et de l’unanimisme.
Car la pluralité des discours romanesques, comme valeur démocratique, est une excellente illustration de celle des idées politiques et de la nécessité de la coexistence de celles-ci, dussent-elles être profondément différentes et, peut-être, majoritaires pour les unes et minoritaires pour les autres. Jacques Derrida ira plus loin, en déclarant que la littérature «est» la démocratie même, posant qu’il ne peut y avoir de démocratie sans littérature mais aussi pas de littérature sans démocratie, or l’œuvre de fiction et, en particulier le roman, s’arrache aux contingences pour s’affirmer ontologiquement démocratique, nonobstant son contenu.
Une certaine vision peut ne considérer, dans la littérature fictionnelle, qu’une sorte de fuite des responsabilités, quand celle-ci ne prend pas en charge de manière engagée et donc directe dans son discours, selon ce point de vue, les problématiques et préoccupations démocratiques posées par la réalité politique. Cette vision, défendue et défendable, omet, cependant, de s’arrêter à la nature même de la littérature, qui est de ne pas se confondre avec le discours politique, ni de s’y substituer, d’une part et d’aller plus loin que celui-ci, en replaçant la problématique dans un contexte beaucoup plus large, qui est celui de la liberté créative, d’écriture et de lecture.
Liberté créative, d’écriture et de lecture, qui ne saurait être qu’éminemment démocratique, dans son essence complexe de dit et de non-dit, au-delà de ses formes et contenus, qui restent, bien sûr, sujets à interprétation, à débat et même à controverse, foncièrement salutaires, comme démocratiquement de mise.
Par Ahmed Benzelikha , Linguiste spécialiste en communication, économiste et journaliste