Un nom évocateur qui symbolise l’une des nombreuses batailles engagées par l’ALN, au douar Ighram, lequel est situé à un jet de pierre d’Akbou, une ville de garnison, réputée pour son camp de prisonniers (CTT), et où la torture et l’assassinat sont monnaie courante.
Cette bataille mémorable, ayant impliqué plusieurs villages, en particulier Iamorène, Ighil Nacer et Iguervane, a débuté le vendredi 27 juin 1958, en fin de journée, par un accrochage près du village d’Ighil Nacer, entre un détachement ennemi et les éléments de la première compagnie du bataillon de choc de la wilaya III. Bien que cette escarmouche, imprévue, n’ait fait aucune victime, elle a, cependant révélé la présence, au douar Ighram, d’une unité de l’ALN.
L’ennemi cherchera donc à l’anéantir en mobilisant, durant la nuit, toutes ses forces pour un ratissage à grande échelle. En pareille circonstance, le combat s’avérant inégal, le bon sens aurait voulu que nos djounoud fassent preuve de prudence en quittant le secteur à la faveur de la nuit. Mais l’adjudant Arrouche, dit «Ali Baba», qui commande la compagnie, ne l’entend pas de cette oreille. Il prend volontairement le risque d’affronter les forces ennemies. A cet égard, il choisit d’installer ses djounoud sur les hauteurs du douar Ighram, au point le plus élevé, en l’occurrence la crête au-dessus du village d’Iamorène.
En prévision d’un lendemain qui s’annonce très chaud, et faisant preuve d’un courage exceptionnel, les habitants de ce village, déjà éprouvés par les nombreux ratissages, se sont mobilisés durant une grande partie de la nuit, pour nourrir et héberger les djounoud qui ont besoin de prendre des forces.
Cela étant, le lendemain, dès l’aube, après avoir reçu des renforts durant toute la nuit, l’ennemi a bouclé le douar, en déployant plusieurs bataillons. Son but est clair. Il s’agit d’éliminer tous les combattants qui s’y trouvent, notamment ceux accrochés la veille à Ighil Nacer.
C’est ainsi que seront alignées, face à une armada constituée de plusieurs bataillons soutenus par l’aviation et l’artillerie, une compagnie de 120 djoundis et la section du secteur composée de 35 hommes. Bien que le rapport de force soit largement en faveur de l’adversaire qui, fatalité oblige, ne ferait qu’une bouchée de nos combattants, mais la foi inébranlable, le courage et l’abnégation qui les animent, leur engagement indéfectible pour une noble cause à laquelle ils sont prêts à sacrifier leur vie, pourraient l’emporter.
En attendant le début des combats, la compagnie occupe la crête au- dessus d’Iamorène, tandis qu’en contrebas, la section du secteur, ayant déjà pris position à l’abri de l’oliveraie d’Iguervane, attend de pied ferme l’arrivée des premiers attaquants.
Avant d’ouvrir le feu, nos djounoud, qui se sont retranchés derrière des casemates de fortune, laissent approcher l’ennemi le plusvprès possible pour un affrontement au corps-à-corps, afin d’empêcher l’aviation et l’artillerie d’intervenir. Le combat d’une violence extrême est alors engagé et où chaque combattant s’acharne à défendre fermement sa position. La première compagnie du bataillon, une unité d’élite aguerrie, fortement armée, fait preuve d’une grande résistance en repoussant les vagues successives d’assaillants dopés par de la gniole, un stimulant à base d’alcool et d’anabolisants.
Vers onze heures, tandis que les combats font rage, le colonel commandant les unités en opération prend le risque de s’adresser à nos combattants en usant d’un porte-voix. C’est ainsi qu’après leur avoir rendu hommage et flatté leur bravoure, il lance un ultimatum en exigeant de déposer les armes et de se rendre avant midi, faute de quoi, des moyens autrement plus persuasifs seront alors mis en œuvre.
Or, à l’heure prévue, constatant que l’ultimatum n’a eu aucun effet sur le courage et la volonté farouche de nos combattant, un déluge de feu et de fer s’est alors abattu sur le vaste champ de bataille, englobant les alentours des villages d’Iamorène et d’Iguervane, subitement transformés en fournaise par l’usage intensif du napalm.
Cette arme dévastatrice, non conventionnelle, utilisée pour la première fois dans le secteur, a embrasé les oliviers centenaires et transformé en torche humaine beaucoup de nos vaillants combattants.
De plus, l’arrivée en force des avions T6, des bombardiers B.29, des chasseurs anglais et des hélicoptères a, par leur nombre, occupé le ciel au point de l’assombrir en plein jour. Les vagues successives de bombardiers, larguant leurs bombes et mitraillant en même temps les positions occupées par nos djounoud, sont d’une intensité telle qu’il est vain d’espérer retrouver des survivants.
Dès lors, et fort de cette conviction, l’ennemi, déployé en tirailleurs, avance sur un terrain entièrement dévasté, avec des arbres calcinés et des trous d’obus béants, persuadé d’être seul sur le terrain. Mais, au moment où il s’y attend le moins, il est alors accueilli par un feu nourri, suivi d’un terrible corps-à-corps, rendant ainsi impossible toute tentative de repli.
Des dizaines de soldats jonchent le sol, offrant ainsi l’occasion à nos djounoud de s’emparer de leurs armes et des munitions. Le combat reprend alors de plus belle, alterné par les bombardements, jusqu’au moment où survient une scène incroyable montrant des soldats ennemis, à court de munitions, courir éperdument se retrancher à l’intérieur des maisons avoisinantes, vidées de leurs occupants, en attendant d’être approvisionnés par les hélicoptères. Une trêve providentielle, que les djounoud mettent à profit pour se réorganiser et se mettre à l’abri des assauts de l’aviation, en attendant la nuit.
Les combats ont finalement cessé, avec la tombée de la nuit. Les habitants du village d’Iamorène et d’Iguervane, ayant vécu, eux aussi, au déluge de fer et de feu, ont fait preuve d’un courage admirable et d’un dévouement exemplaire en dépit des nombreuses pertes humaines et des destructions subies.
Le responsable du service de santé du secteur, Mohand Larbi Mezouari, présent durant ces combats, s’est vaillamment employé à sauver des vies humaines en prodiguant des soins d’urgence aux nombreux blessés et brûlés, avant de faire acheminer les plus graves vers l’hôpital de l’Akfadou où nous les avons accueillis et soignés. Le bilan est très lourd. Trente djoundis ont perdu la vie, parmi eux le chef de compagnie, l’adjudant Arrouche. Puis, après avoir rassemblé les blessés, notamment ceux pouvant se déplacer, les djounoud de la compagnie ainsi que ceux de la section du secteur, se réorganisent pour rompre l’encerclement avant de quitter le secteur à la faveur de la nuit, suivis par les lucioles (fusées éclairantes) lancées par l’ennemi.
Quant aux soldats français, n’ayant plus la couverture aérienne pour assurer leur protection, ils sont donc contraints de garder leur position en installant un bivouac pour la nuit.
Dans cette bataille mémorable, l’ennemi a perdu beaucoup d’hommes. En effet, selon des témoignages dignes de foi, recueillis auprès de la population, plus d’une centaine de soldats auraient péri. Et pour preuve, celle-ci a observé, le lendemain, la noria d’hélicoptère qui n’a cessé d’évacuer les morts et les blessés vers les hôpitaux d’Akbou, Béjaïa et Sétif.
Ce jour-là, nos combattants ont indéniablement remporté une victoire retentissante. Ils ont réussi l’incroyable gageure de mettre en échec le plan d’anéantissement des djounoud, mis en œuvre par des forces supérieures en nombre et en moyens d’intervention, en leur infligeant d’énormes pertes.
Ce grand moment de gloire témoigne, à l’évidence, du lourd sacrifice consenti par nos combattants et par les hommes et les femmes du douar Ighram, pour arracher l’indépendance de notre pays. Il constitue pour eux, comme pour toute la population de la région, un motif de fierté, rappelant, pour mémoire, les nombreux affrontements dont fut le théâtre ce douar et ses dix-sept villages, et où la première grande bataille avait eu lieu, le 21 janvier 1956, au village martyr d’Ath Amar Ouzegane. Gloire éternelle à nos chouhada
Par Abdelmadjid Azzi
Ancien officier de l’ALN
Ancien cadre de l’UGTA