Krim Belkacem aura été le premier à prendre les armes, avant même que ne gronde officiellement la Révolution du 1er Novembre et le premier à apposer sa signature sur les Accords d’Evian. En inscrivant son nom le 19 juin 1962 sur l’accord marquant la fin de 132 ans de colonisation française, Krim Belkacem achevait un parcours hors du commun, pavé de clandestinité, de combats et de négociations historiques.
Tout au long de sa vie, la trajectoire de cet homme s’est confondue avec celle d’une Algérie en marche vers l’indépendance, faisant de lui l’un des architectes majeurs de la liberté.Krim Belkacem naît le 15 décembre 1922 à Aït Yahia Moussa, en Kabylie, dans une famille de notables. Son père, caïd, le destine à une carrière militaire dans l’armée française.
Krim fréquente l’école Sarrouy d’Alger, où il obtient son certificat d’études, avant d’être enrôlé en 1942 dans les chantiers de jeunesse de Laghouat. Son père, redoutant l’influence nationaliste grandissante du jeune homme, accélère son incorporation dans l’armée française, pensant ainsi le détourner de ses ambitions indépendantistes. Krim Belkacem se révèle un soldat discipliné, excellent tireur, accédant au grade de caporal-chef au 1er Régiment de tirailleurs algériens en 1944.
Mais à son retour en Kabylie, après sa démobilisation en 1945, c’est un tout autre chemin qu’il choisit : celui de la lutte contre l’ordre colonial. Il adhère au Parti populaire algérien (PPA), dirigé par Messali Hadj, et commence à organiser des cellules clandestines dans les villages de la région. Dès lors, son destin s’éloigne définitivement des rangs de l’armée française pour épouser celui de la Révolution.
Le 23 mars 1947, les autorités coloniales convoquent Krim Belkacem, accusé d’«atteinte à la souveraineté de l’Etat». Refusant de se soumettre, il prend la fuite et s’enfonce dans le maquis sous le nom de guerre de Si Rabah. Son père, soumis à de fortes pressions pour le livrer, refuse de trahir son fils. Désormais en rupture totale avec l’administration coloniale, il devient un fugitif traqué, condamné à mort par contumace en 1947 et de nouveau en 1950. Ces condamnations n’entameront en rien sa détermination.
Avec Amar Ouamrane, il fonde le premier maquis de Kabylie – Avant même le déclenchement de la lutte armée et rassemble une troupe d’environ 500 hommes, qu’il forme et arme en vue d’une insurrection future. Ce maquis, embryon de l’Armée de libération nationale (ALN), préfigure le soulèvement du 1er Novembre 1954. Krim s’impose alors comme l’un des meneurs de la résistance en Kabylie, un territoire-clé dans la lutte pour l’indépendance.
En juin 1954, Krim Belkacem rencontre à Alger plusieurs figures de la résistance : Mostefa Ben Boulaïd, Mohamed Boudiaf et Didouche Mourad. Ensemble, ils pressentent que seule une guerre de libération armée pourra mettre fin à la domination coloniale. Bien que resté en lien avec les messalistes, Krim finit par rompre avec Messali Hadj et s’allie au «groupe des Six», à l’origine du Front de libération nationale (FLN).
Chargé de la zone de Kabylie, il prend une part active dans la préparation du déclenchement de la lutte armée. Le 31 octobre 1954, au village d’Ighil Imoula, il remet à Ali Zamoum, qui était alors un jeune militant de 21 ans, la Proclamation du 1er Novembre et l’instruit de la diffuser en plusieurs milliers d’exemplaires. Cette nuit-là, les premières opérations armées sont lancées simultanément dans plusieurs régions du pays.
La Révolution est en marche, prenant de court non seulement l’administration coloniale, mais aussi les partis politiques traditionnels, paralysés par leurs divisions. Dès le début de la lutte armée, Krim Belkacem se distingue par son habileté stratégique. En 1956, il participe à la mise en échec spectaculaire de l’opération «Oiseau bleu» ou «Force K», une tentative des services secrets français de créer un contre-maquis en enrôlant des Kabyles contre le FLN. Jouant habilement de ces manipulations, Krim retourne la situation à son avantage : les hommes recrutés par l’armée coloniale se révèlent être de fidèles patriotes, infiltrés par le FLN.
Cette opération échouée renforce le moral de la Résistance. Accompagné de Benkhedda et Bentobbal, Krim Belkacem se réfugie en Tunisie. Loin des montagnes kabyles, où il s’était forgé en stratège, il entre dans une nouvelle arène : celle de la politique. Ce guerrier, devenu négociateur, ne tarde pas à faire montre de talents insoupçonnés. Le 27 août 1957, lors du Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA) au Caire, il s’impose comme une figure incontournable du Front de libération nationale (FLN).
A l’issue de cette réunion capitale, c’est lui, chef charismatique, qui s’adresse à un journaliste de la radio française. Dans un entretien ciselé, Krim dénonce la manipulation des médias par le pouvoir colonial en ces mots : «La presse colonialiste, inspirée par les services psychologiques du gouvernement général, a tenté, en vain, de jeter le discrédit sur notre Révolution. Les organes de propagande ont souvent inventé des querelles fictives entre un prétendu 'clan militaire' et un 'clan politique', mais ces mensonges ne trompent personne.»
Itinéraire d’un héros trahi
Dans son ouvrage, Amar Hamadani revient sur le rôle central de Krim dans la redéfinition des rapports de force internes au FLN. Le CNRA du Caire marque un tournant : les principes de primauté du politique sur le militaire et de l’intérieur sur l’extérieur sont abandonnés. Et Krim Belkacem se retrouve au cœur des manœuvres qui isolent Abane Ramdane et ses partisans, comme Benyoucef Benkhedda et Saâd Dahlab. Accusé de «fractionnisme», Abane est finalement exécuté le 27 décembre 1957 au Maroc. Pour nombre d’observateurs, cette issue tragique ne pouvait avoir lieu sans l’assentiment de Krim. Une polémique, toujours vive aujourd’hui, entoure ce drame, symbole des rivalités internes et des zones d’ombre de la Révolution algérienne.
En septembre 1958, à la création du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), présidé par Ferhat Abbas, Krim devient vice-président et ministre des Forces armées, incarnant le FLN sur le plan militaire et diplomatique. En dépit des tentatives françaises de déstabiliser les négociations, notamment avec la «Paix des Braves» de de Gaulle ou en tentant d’instrumentaliser le Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj, Krim reste l’interlocuteur principal de la France.
Pour Krim, la paix doit se construire sur une double promesse : convaincre ses camarades que la fin de la guerre est inévitable et rassurer les Européens d’Algérie quant à leur place dans l’Algérie indépendante. A l’approche des pourparlers d’Evian, il parvient à fédérer les différentes factions du FLN autour d’un objectif commun, malgré la méfiance et les résistances. C’est Krim Belkacem qui dirige la délégation algérienne lors des négociations d’Evian, ouvertes en mars 1961.
Après des mois d’échanges intenses, il appose sa signature, le 18 mars 1962, sur les accords mettant fin à 132 ans de colonisation. Le retour à la paix est néanmoins chaotique. L’Organisation armée secrète (OAS) refuse d’accepter les accords et multiplie les attentats sanglants à Alger. Krim est le premier chef historique à revenir en Algérie, le 11 juin 1962, pour tenter de calmer les violences. Il rencontre rapidement le leader de l’OAS, Jean-Jacques Susini, afin de prévenir un bain de sang. L’indépendance acquise, Krim Belkacem voit son rêve d’une Algérie libre se muer en cauchemar politique.
En désaccord avec la dérive autoritaire du nouveau régime, il entre en opposition avec Ahmed Ben Bella, puis avec Houari Boumediène après le coup d’Etat du 19 juin 1965. Contraint à l’exil, il fonde le Mouvement pour la défense de la Révolution algérienne (Mdra) en 1967. Le régime, désormais consolidé, ne tarde pas à réagir. La «cour révolutionnaire» d’Oran le condamne à mort par contumace, l’accusant de comploter contre l’Etat dans une parodie de procès.
Krim reste néanmoins actif depuis l’étranger, animant un réseau d’opposants. L’un de ses compagnons d’infortune, arrêté en Algérie aurait - selon une dépêche de l’APS publiée suite au procès - «regretté d’avoir suivi un homme comme Belkacem Krim, qui a déjà trahi son pays». Le 18 octobre 1970, Krim Belkacem est retrouvé mort, étranglé dans une chambre d’hôtel à Francfort.
La thèse d’un assassinat commandité par les services secrets algériens ne tarde pas à s’imposer. L’homme, qui avait signé les accords d’Evian, garantissant la fin du colonialisme, est ainsi éliminé dans l’ombre, victime des luttes fratricides du pouvoir post-indépendance. Krim Belkacem incarne le double visage de la Révolution algérienne, à la fois glorieux et tragique, celui d’une lutte héroïque et d’une indépendance inachevée.