Dans un rapport récent sur le DD en Algérie publié par la fondation Friedrich Ebert (https:// algeria.fes.de), vous avez fait un diagnostic sans concession sur la notion de DD, telle que comprise chez nous. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il y a amalgame et mélange des genres. Qu’en pensez-vous ?
A-vrai-dire, à la décharge de notre pays, je me suis appliqué à montrer, dans la première partie de mon étude, à quel point le développement durable, de manière plus générale, est un concept dont la nature même favorise bien des confusions, ainsi que des usages infondés, voire parfois abusifs.
La cohabitation sémantique qu’il impose, entre les notions de «développement» et de «durabilité», est loin d’être évidente ou de faire l’unanimité.
Ses détracteurs les plus virulents n’hésitent pas, d’ailleurs, à le qualifier tantôt de «concept mou», de «mot déclic» ou de «concept glouton», tant on a pris l’habitude de qualifier de «durable», tout et n’importe quoi, et plus particulièrement toute initiative ou technologie qui a plus ou moins trait au respect de l’environnement.
Pourtant, on l’oublie trop souvent, il n’est qu’un des trois piliers de ce programme onusien ; tandis que les termes de «besoins» et de «capacités», mis en avant dans sa définition officielle créent tacitement une hiérarchie entre eux.
Les besoins fondamentaux et la capacité à les satisfaire pour les générations présentes et futures, rendent l’économique et le social intrinsèquement prioritaires sur l’environnement.
On pourrait même affirmer, en exagérant à peine, que le Développement Durable, c’est le concept de Développement Humain auquel on aura superposé l’option «respect de l’environnement».
Après 35 ans de développement durable, l’état des lieux de l’environnement mondial et du climat plaident-ils en sa faveur ?
- L’Algérie est au 1er rang africain et arabe du classement mondial 2022 des Objectifs de développement durable (ODD). C’est très flatteur, mais laisse perplexe. Cela correspond-il à la réalité ?
Un tel rang est, justement, à mon humble avis, la parfaite illustration du caractère encore trop subsidiaire de l’environnement dans le DD, ainsi que des limites d’une évaluation avant tout technocratique, par le biais de cibles et d’indicateurs universels.
Ce qui est d’autant plus remarquable chez les pays du Sud, qui, rappelons-le, ont longtemps perçu la «diplomatie verte» comme une forme «d’ingérence écologique» de la part des pays du Nord.
Cette première place doit être considéré plus comme la consécration de bons scores en matière d’Indice de Développement Humain que d’Environnement. La littérature officielle atteste elle même que, malgré les nombreux et conséquents investissements publics consentis dans ce domaine, les résultats sont largement en deçà des ambitions annoncées ainsi que des moyens mobilisés.
Même en matière de Développement Humain, cet audit est-il seulement quantitatif ou bien également qualitatif ? Est-ce bien de «bien-être» réellement vécu dont il s’agit ?
Ou bien de la seule comptabilité de mesures et d’infrastructures dont on aurait omis d’éprouver l’impact sur le quotidien des Algérien(ne)s ? L’état du système de statistiques national ainsi que la capacité des experts internationaux (et même nationaux) à accéder à une information juste et objective incitent également à la réserve, voire à la prudence. Selon le Rapport Volontaire de l’Algérie sur ses réalisations en matière d’ODD, toutes les cibles et indicateurs n’ont pas été informés, et cela, parfois, faute de moyens ou de capacité. Il me semble que cette première place devrait, au fond, avant de flatter les égos, nous rappeler le long chemin qu’il reste encore à accomplir, tant pour l’Algérie, que pour le reste du monde, afin que le développement durable devienne enfin un véritable projet d’économie écologique et non plus un programme d’économie standard teinté de vert.
- Vous parlez de dévorement durable lorsqu’il s’agit du développement durable en Algérie. Pourquoi ?
A travers ce « néologisme choc », j’ai voulu exprimer à quel point, malgré plus de 20 ans de développement durable annoncé en Algérie, notre modèle de développement paraît toujours aussi foncièrement extractiviste, énergivore, gaspilleur, écocidaire et si peu enclin à mettre en valeur notre patrimoine national, qui est la somme de richesses matérielles et immatérielles, où la nature et la culture se rencontrent depuis la nuit des temps.
Un développement durable algérien authentique doit savoir s’en nourrir pour produire notamment du bien-être commun et de la valeur sociale ajoutée, tandis que le dévorement durable, lui, dévore plutôt les ressources naturelles et humaines d’un pays à des fins purement mercantiles et hégémoniques...
S. S.
Karim Tedjani est un écologiste algérien. Il crée en 2010 « Nouara », le premier site web sur l’écologie et l’environnement. Conférencier et consultant, il a collaboré à de nombreuses initiatives environnementales et écologiques initiées par la société civile. Il est l’auteur d’une étude intitulée «Développement durable en Algérie», publiée en octobre 2021 par la Fondation allemande Friedrich Ebert.