Soulignant l’urgence de la mise en place d’un centre de collecte, d’enregistrement et d’édition numérique de la littérature populaire en tant que composante essentielle de l’identité nationale, les intervenants ont toutefois relevé les difficultés qui peuvent compromettre ce projet, notamment le manque d’engouement des porteurs de cette tradition qui n’y verraient pas d’intérêt matériel immédiat.
Obstacles
Le problème délicat de la propriété intellectuelle et des questions des droits d'auteur a été posé par le Dr Lamine Souigat, poète populaire et académicien à l’université de Ouargla qui a plaidé pour des mesures incitatives au profit des porteurs de la tradition orale et d’une numérisation les impliquant en tant qu’acteurs de premier ordre d’un patrimoine collectif, dont l’érosion constitue un vrai danger. Les méthodes de transcription et de numérisation qui pourraient ne pas respecter le texte oral dans toutes ses dimensions contextuelles pourraient entraver l’opération.
Une préoccupation majeure du Dr Abdelkader Talbi, universitaire d’El Bayadh, qui a souligné la négligence et le dédain du populaire et qui estime que le minimum à faire en guise de point de départ peu coûteux, serait l’enregistrement audio et la sauvegarde des données sur le Cloud qui offre, en effet, des facilités en matière de gestion et de capacités de stockage illimité permettant d’archiver les enregistrements et transcriptions de poèmes et récits. Elle offre de surcroît un moyen sécurisé d’accès instantané et mobile des données stockées facilitant ainsi le partage, la diffusion et la collaboration entre différents acteurs.
Décision politique
Allant aussi dans le sens d’une institutionnalisation de la démarche, le Dr Cherifa Mekhtiche, enseignant-chercheur à l’université de Skikda, estime, quant à elle, que la transcription et la numérisation du patrimoine oral doit absolument être confiée à des experts dans le domaine de la culture populaire en mettant à contribution ses acteurs, à savoir les poètes et les narrateurs. C’est d’ailleurs la principale préconisation exprimée par le doyen de la faculté des lettres et des arts, le Dr Hocine Dahou, qui a rappelé que la présence du personnage d’El Jazia dans l’oralité algérienne, est d’abord narrative, ce qui implique de mettre les bouchées doubles pour la recueillir.
Les TIC au service de la numérisation
Le Dr Faïza Zitouni, de l’université de Ouargla, a expliqué que les nouvelles technologies sont propices à un projet national de numérisation via la captation audio et vidéo des performances des poètes et des narrateurs afin de préserver la gestuelle du corps, l'intonation de la voix et l'émotion. Le Dr Zitouni a exposé toutes les opportunités rendues possibles par la technologie holographique, de réalité virtuelle et augmentée pour la numérisation de la littérature orale, une expérience vivante, dont l’outil est le dialecte local et l’oralité et la performance non linguistique émanant d’une expérience poétique que la simple transcription ne saurait transmettre.
Les présentations tridimensionnelles des narrateurs permettront aux spectateurs de voir et d'interagir sans nécessiter la présence physique des narrateurs et des poètes, notamment décédés. Selon elle, les expériences immersives permettent aussi de créer des environnements virtuels ou le public peut interagir avec les poèmes et récits traditionnels dans leur contexte culturel.
Ainsi, la réalité augmentée intègre des éléments numériques dans le monde réel, ce qui offre au public la possibilité de voir et interagir en temps réel et de choisir de voir des images, des vidéos ou des textes explicatifs pour mieux comprendre le contexte culturel du récit, poème ou chanson. Quant à la protection de la propriété intellectuelle, le Dr Zitouni conclut que la transcription, respectant le style oral et les spécificités régionales en privilégiant formats multimédias combinant texte, audio et vidéo, permettra de préserver le contenu et son auteur.
La métrique en question
La problématique soulignée par la directrice de la culture de Ouargla, lors de l’ouverture du séminaire est celle de la métrique poétique de la poésie populaire algérienne, incitant les organisateurs à inclure la thématique dans les prochaines éditions. C’est dans ce sens que le Dr Hamza Guerira, président du comité scientifique du séminaire, rappellera que la métrique est au cœur des recherches sur la transcription et la numérisation de la poésie populaire, arguant que la relation entre la génération numérique et la poésie populaire reste forte et ancrée de même qu’El Jazia, en tant qu’icône de la beauté, de la poésie et de la sagesse, dont la présence est bien établie sur les réseaux sociaux. Ce qui incitera le Dr Bachir Gharib, chercheur en littérature classique à l’université d’El Oued, à rebondir dans une intervention dédiée, soulignant la présence remarquée d’El Jazia dans le cinéma et les séries télévisées arabes et la mise en ligne d’extraits de ces films dans des groupes, dont l’intérêt commun se focalise sur la culture populaire et la littérature orale.
Poétique de l’énoncé
Chercheur au centre universitaire de Tissemsilt, le Dr Youcef Megdoud s’est focalisé sur la poétique de l’énoncé dans la poésie orale à l’ère numérique. Une spécificité, qui reflète la beauté de cette poésie et sa capacité à exprimer des émotions et des sentiments qui a poussé certains poètes, tel qu’Ahmed Bouziane, de Tiaret, à publier un recueil accompagné d’un compact disque ou l’oralité était au rendez-vous et ou la performance du poète donnait toute sa splendeur à ses paroles.
Abondant sur la rhétorique des effets extérieurs au texte que le poète utilise pour créer un monde de beauté et de créativité captivant, le Dr Megdoud relate de nombreuses expériences ou le recours à des passages vidéo comme médium de soutien lors de la performance poétique orale apporte une touche technique dont la rhétorique se mue en un composant structurel du poème qui ne peut être supprimé lui conférant des effets de théâtre. Cette poétique de l’énoncé transmise désormais via des supports numériques a rendu au poète populaire sa poétique selon ce chercheur qui voit dans l’ère numérique une émancipation de la poésie populaire et un regain d’intérêt du public de plus en plus averti et appréciant cette oralité à sa juste valeur.
El Jazia dans la culture moderne
Le Dr Nawel Grine, de l’université de Ouargla présentera une anthologie des textes littéraires algériens marqués par la présence d’El Jazia notamment le roman El Jazia et les derwiche du défunt Abdelhamid Benhadouga, Nouar Ellouz, de Wassini Laredj ou bien encore Le sommeil d’Eve, de Mohamed Dib. Dans la littérature tunisienne, cette présence est également remarquée dans Hilaliyate, de Mohamed Merzougui. Le Dr Bachir Gharib soulignera de son côté que la littérature, le cinéma et le chant modernes sont friands de cette icône nationale dans chacun des pays, notamment le poète égyptien Abderahmane Abnoudi et le chanteur Mohamed Mounir.
En Tunisie, des écrivaines du début du XXe siècle ont pris le pseudonyme d’El Jazia hilaliya ou tunisienne dans la presse ou les périodiques nationaux. Il soulignera le regain d’intérêt pour cette icône dans la série Abouzid El Hilali de Hatem Ali le Syrien, et une inspiration épique pour la trilogie andalouse La Taghriba palestinienne du même réalisateur. Le chercheur a présenté une série de forums, groupes de discussion et applications dédiées qui soutiennent des interactions avec le public dans une démarche de transmission entre la génération de l’oralité et celle numérique, a-t-il expliqué. Il est à souligner enfin que cette rencontre a été organisée par l’association Wahatcom pour la création, la culture et le livre en coordination avec la direction de la culture et des arts de la wilaya de Ouargla, et a regroupé une dizaine d’experts et spécialistes des universités d’Alger, Skikda, Tissemsilt, El Oued, El Bayadh et Ouargla et autant de poètes populaires venus de Laghouat, El Oued, Tissemsilt et Ouargla, combinant ainsi les volets académiques et théoriques à la pratique vivante de la poésie populaire à travers des récitals de haute facture dans une symbiose liant universitaires et poètes.
Les principales recommandations de ces journées scientifiques ont appelé à élargir la vision vers d’autres formes orales du récit d’El Jazia, en tant que personnage historique et littéraire central dans la Taghriba des Beni Hilal, mais aussi et surtout en tant que source d’inspiration dans la littérature algérienne et maghrébine classique et moderne, y compris le roman, les contes, le théâtre et la chanson.
Le comité de rédaction des recommandations préconise donc d’étendre le rayonnement de la prochaine édition au Maghreb compte tenu de la présence importante d’El Jazia dans la plupart de ses pays, de renforcer la participation des poètes et leur allouer un espace narratif de leurs expériences individuelle dans la transcription et la collecte de la populaire, d’activer le rôle de l'université et ses laboratoires de recherche en matière de collecte du matériel populaire immatériel et la présentation régulière des résultats de leurs études, de mettre à contribution les acteurs de la société civile locale et valoriser le rôle des associations locales dans le mouvement culturel, notamment celles intéressées par le patrimoine, de sélectionner une personnalité littéraire locale de la poésie pour porter l’appellation de la prochaine édition de ces journées d’El Jazia et lui rendre hommage pour son apport à la préservation de la culture nationale.
L’ouverture des prochaines rencontres aux disciplines non littéraires comme l'histoire et l'anthropologie, l’organisation d’ateliers interactifs entre les poètes et le public et le lancement d'un concours de poésie dés la prochaine édition.
Qui est El Jazia ?
El Jazia est une figure emblématique de la culture et de la littérature populaire dans le Maghreb où elle est souvent associée aux récits épiques et traditions orales transgénerationnelles depuis le XIe siecle. Icône de la beauté, de la résistance, de la sagesse et de l’amour, El Djazia est un personnage historique auquel la tradition orale a construit une légende associée à la Taghriba des Banou Hilal du désert d’Arabie vers l’Egypte puis, sur ordre du calife fatimide, vers la Libye en passant par la Tunisie, l’Algérie et le Maroc. El Jazia occupe une place prépondérante dans la tradition orale et la mythologie maghrébine avec notamment des contes, des chants, des poèmes racontés aussi bien dans les foyers que lors des événements culturels retraçant sa vie et son combat pour sa tribu lors des guerres et des famines jusqu’à la mort. Houria Alioua