Par Farès Kessasra
Jijel étouffe sous son humidité. Cinq barrages d’eau y ont vu le jour, ils contribuent à approvisionner en eau potable Jijel et l’arrière-pays. Ces transferts «bénéficient plus à des zones urbaines ou à des acteurs économiques plus puissants» et favorisent un territoire au détriment d’un autre en créant un déséquilibre régional de développement.
Ailleurs, ils ont évolué, à l’aune des changements globaux, en concept de la «solidarité territoriale autour de l’eau». Jijel transfère également ses malades vers les capitales régionales limitrophes et vers Alger. L’accès à la santé de ses citoyens est semé d’embûches. Et si on optait pour la solidarité autour de l’eau et réfléchir à davantage de compensation en abolissant les déséquilibres régionaux ? Et si on transformait cette eau solidaire qui part du Nord pour nourrir les terres de l’arrière-pays en aqueducs de développement ?
Jijel, la Capitale de l’eau
Jijel détient un record national en matière de stockage d’eau. Sur son territoire, cinq barrages d’eau y ont vu le jour. Irraguène, Kissir, El Agrem, Boussiaba et Tabellout sont en service et Irdjana-El Anceur et Ziama en projet. Ils contribuent à approvisionner en eau potable la population jijelienne et au-delà des frontières.
Des transferts interbassins d’eau potable et d’eau d’irrigation sont entrepris depuis le Nord, pluvieux et humide, vers les Hauts Plateaux, semi-arides et secs. Les barrages de Boussiaba à El Milia et Tabbelout près de Djmila sont reliés respectivement à ceux de Beni Haroun à Mila et de Draa Eddis à Sétif pour être mobilisés à l’irrigation des grands périmètres agricoles (Batna, Khenchla, Sétif, El Eulma, etc.). Situé sur l’oued Djen Djen, le Tabellout est destiné à transférer un volume de 189 hm3/an sur une capacité totale de 294 vers Draa Diss, soit 64% de sa capacité est dédié au transfert, d’après l’Agence Nationale des Barrages et des Transferts, le reste renforcera l’alimentation en eau potable de seize communes de Jijel. Quant au Boussiaba, il est en partie destiné à compléter les apports de Béni Haroun. Jijel ne mériterait-elle pas le statut de la Capitale de l’eau ?
Mises en œuvre depuis plusieurs siècles, les aqueducs en sont les témoins vivants de ces transferts d’eau, Alger comptait quatre aqueducs qui alimentaient la médina au XVIIe siècle. François Molle en 2015 qualifiait le transfert d’eau comme «une réponse à l’inadéquation spatiale d’une ressource éloignée des besoins».
Il analysait leur impact négatif sur les populations et affirmait que ces transferts «bénéficient plus à des zones urbaines ou à des acteurs économiques plus puissants». La technique a évolué, à l’aune des changements globaux, en concept aux penchants sociologiques appelé «solidarité territoriale autour de l’eau». En Algérie, comme les pénuries d’eau deviennent fréquentes la réflexion systémique les associe à l’incontournable qualificatif du réchauffement climatique et on sous-entend au manque de pluie. Mais il est une réalité scientifique que l’intense évaporation des surfaces d’eau libre et l’évapotranspiration des sols, quand la pluie y est, consomment entre 60 et 90% du volume stocké et de l’humidité des sols, sans que les fameux transferts interbassins ne soient remis en question.
Il est, en outre, cette autre réalité scientifique qu’est l’inapproprié mode de gouvernance et de gestion de la ressource en eau, dissimulé sciemment ou inconsciemment, qui exacerbent l’indisponibilité du peu d’eau dont on dispose. Le partage et l’accès à l’eau et le développement socioéconomique des territoires ne devraient-ils pas s’inspirer du concept de la solidarité territoriale aux contours moins brutaux du point de vue socio-environnemental ? Barrage de Tabellout au sud de Jijel.
Solidarité territoriale autour de l’eau
Tenant compte des liens d’interdépendance qui existent entre les territoires naturels et limitrophes, l’objectif de la solidarité territoriale autour de l’eau est de permettre le développement équilibré des territoires en s’appuyant sur une coopération et un partage équitable de la ressource en eau disponible. Il s’agit d’un engagement réciproque entre deux territoires et un échange pas forcément sur la même thématique, ce qui prête à penser à une forme de troc moderne.
La réciprocité est un pilier du concept car la solidarité se met en place uniquement que si tout les acteurs y ont un intérêt. Présentement, de quel territoire ou territorialité parle-t-on? Romain Lajarge en 2014 représentait le territoire comme «exprimant la complexité des rapports que les sociétés contemporaines entretiennent avec l’espace». En outre, il définissait la territorialité comme «une modalité d’action par laquelle les individus composent collectivement un bien commun et l’éprouvent, par les relations qu’ils entretiennent ensemble avec l’extériorité, dans des modes de connaissances et de valorisation de l’espace qui leur sont propres et qu’ils partagent».
La notion a évolué où la territorialité reflète désormais la relation qu’entretiennent des individus vis-à-vis d’un territoire. En 2014, il évoquait la territorialité aménagiste, laquelle «renvoie aux figures du projet, du contrat, de la gouvernance et des relations de pouvoir ; elle aspire donc à être une interterritorialité». L’eau a un territoire légitime appelé bassin-versant et elle est toute légitime la solidarité et le partage des eaux au sein de son territoire naturel. Il n’en est pas le cas, lorsque les frontières administratives s’imposent. Si celles-ci défigurent mentalement la répartition naturelle de l’eau, elles légitimaient de force la conception philosophique du territoire naturel qui se voit transformé en territoire administré.
Or l’eau, vue de la Constitution algérienne, est «un bien de la collectivité nationale». La loi relative à l’eau de 2005 a institué un plan national de l’eau qui définit les objectifs et les priorités nationales en matière de mobilisation, de gestion intégrée, de transfert et d’affectation des ressources en eau. En revanche, entre 2005 et 2023, le changement climatique a eu raison de nous.
La majorité des barrages sont à sec, les nappes aquifères frôlent la surexploitation en se mesurant à leurs rabattements historiques. A coups de slogans dans les médias, le citoyen est appelé à s’y adapter, or force est de croire que la législation et notre philosophie du partage de l’eau sont appelées à s’y adapter également. Le transfert d’eau qu’on entreprend est en train de favoriser un territoire au détriment d’un autre en créant un déséquilibre régional de développement et d’intégration. Pour qu’une solidarité se mette en place, il faut que toutes les parties soient gagnantes, «si l’on est solidaire dans un sens, il faut un retour» commentait un citoyen.
Chère humidité, très chère santé
Jijel étouffe sous son humidité. Elle s’établit à 75% selon l’Office national de la météorologie contre 69% à Bouira (2010 à 2019). Décembre à Jijel ressemble à une bulle de 77% en moyenne. «On étouffe du matin au soir», commentait une habitante. Elle ajoutait «De la fatigue à longueur de journée, le corps ne suit pas». Forte humidité induite par les barrages rime avec détresse sanitaire. Concrètement, les conséquences en sont nombreuses, allant des infections respiratoires aux réactions allergiques, des migraines aux problèmes de circulation sanguine et du stress cardiaque, de la fatigue chronique aux problème dermiques. La capacité du corps à se refroidir est compromise par l’humidité haute. Elle gêne la peau d’évaporer efficacement la sueur. Les journées chaudes et humides signifient que la sueur sèche à peine et l’organisme continue à se chauffer.
Selon Jennifer Reed de l’Institut de cardiologie de l’Université d’Ottawa «Les journées chaudes et humides peuvent être éprouvantes pour le système cardiovasculaire. Un soleil qui plombe, un taux élevé d’humidité et l’absence de vent et d’ombre réduisent la capacité du corps de dissiper la chaleur et de maintenir une température normale et oblige le cœur à pomper plus rapidement pour envoyer le sang à la surface de la peau et évacuer la chaleur par la sueur.
Si le stress imposé au cœur est trop intense, les organes vitaux peuvent subir des dommages». ar ailleurs, les personnes asthmatiques savent que respirer de l’air froid et sec peut enflammer leurs voies respiratoires, il s’avère que l’air chaud et humide est néfaste. Les agents pathogènes comme les bactéries et les virus se reproduisent sous les fortes humidités, lesquelles favorisent les infections respiratoires bactériennes et virales chez les habitants.
La forte teneur en eau dans l’air signifie de même la présence de champignons. Ceux-ci ont la capacité de provoquer une réaction d’hypersensibilité, ainsi que le développement de moisissures dans les endroits habitables. Les dermatologues affirment que l’humidité est l’un des facteurs essentiels dans l’environnement auquel la peau réagit presque immédiatement. Une humidité élevée à des températures chaudes peut entraîner des symptômes de type chaleur piquante, ce qui rend la peau sujette à l’eczéma.
Aqueducs de développement
Jijel transfère ses malades vers les capitales régionales limitrophes (Constantine, Sétif, etc.) et vers Alger. L’accès à la santé y est semé d’embûches, les citoyens interrogés parlent «de paupérisation de la prise en charge en matière de santé». La territorialité de la santé est incarnée par l’inégalité territoriale d’accès aux soins, elle touche toutes les spécialités médicales en particulier l’ophtalmologie, la cardiologie et sa chirurgie associée, la chirurgie pédiatrique, l’oncologie, la dermatologie et les soins aux brûlés, etc. Martin Vanier (2008) décrivait l’interterritorialité comme «la capacité des collectivités territoriales à travailler ensemble sur des questions d’aménagement et à dialoguer avec les instances des échelons supérieurs et inférieurs». Comme sur la thématique de l’eau, la santé trouvera ici un espace de dialogue et coopération entre les différents territoires (wilayas).
Notre modèle socio-territorial de développement et de gestion de l’eau ne tient plus la route. Notre intelligence collective doit être au service des territoires riches naturellement mais qui se trouvent dans une précarité sanitaire, éducative et sociale endémique. Et si on optait pour la solidarité autour de l’eau et réfléchir à davantage de compensation en abolissant ce déséquilibre régional? Et si on transformait cette eau solidaire qui part du Nord pour nourrir les terres de l’arrière-pays en aqueducs de développement ? Pendant ce temps, sous un ciel gris et pluvieux de fin d’août, il pleut des cordes. Coincé dans un embouteillage estival bruyant sur une artère du centre historique de la ville, un citoyen jijelien résumait la discussion : «Nous transférons de l’eau et des malades, car la santé est malade ici.» F. K.