A la fin du XVe siècle, il avait fallu dix semaines aux caravelles de Christophe Colomb pour relier l’Europe et les Caraïbes. Soit environ une semaine et demi par fuseau horaire franchi. Aujourd’hui, on peut en avaler dix en une demi-journée. Et à l’ère du tout-connecté, de la globalisation triomphante et des billets d’avion à petit prix, les chocs culturels sont sans doute moins répandus.
Pour autant, le tourisme n’est pas un phénomène récent. Dès l’Antiquité, les voyageurs grecs sifflotaient d’admiration devant les tombeaux des pharaons. Ils y ont même laissé pas mal d’inscriptions, ce qui enchante les archéologues –les graffiti antiques étaient en quelque sorte le TripAdvisor de l’époque : «Je ne peux pas lire les hiéroglyphes», déplore un avis griffonné à proximité de la tombe de Ramsès VI, dans la Vallée des Rois égyptienne ; «J’ai visité, et rien ne m’a plu à l’exception du sarcophage», commente un autre. Les aristocrates romains, de leur côté, se rendaient en villégiature dans leurs villas de Pompéi ou de Naples. Certes, les routes étaient toutefois loin d’être encombrées de juilletistes. Au Moyen Âge, ceux qui voyagaient étaient surtout des marchands, des messagers, des armées en campagne, des ménestrels itinérants et des moines professant la bonne parole sous toutes les latitudes. Sinon, c’était chacun chez soi. Les générations vivaient et mouraient sur le même kilomètre carré, sans se soucier de ce qu’il se passait au-delà du clocher voisin. L’horizon était immobile.
Baptême de l’air
Tout cela change à partir du XXe siècle. La révolution des transports, entamée au siècle précédent avec le développement des liaisons ferroviaires, réduit considérablement la durée (et le coût) des voyages. Thomas Cook et ses vacances all inclusive sont passés par là. Après la Seconde Guerre mondiale, le surplus de pilotes de guerre au chômage –allié aux progrès techniques de l’aviation militaire– conduit à l’explosion du trafic aérien: l’horizon est accessible.
Malgré ces développements fulgurants, l’immense majorité des militaires étrangers envoyés sur le front français en 1944 n’a toutefois jamais mis les pieds en dehors d’une caserne. C’est sans doute pour combler ce manque que l’état-major américain fait distribuer à ses soldats des livrets censés les renseigner sur leur destination. The Pocket Guide to France, fourré dans la poche des GI attendus sur les plages normandes en juin 1944, en est la première édition. Quelques mois plus tard, l’Europe est ruinée, mais victorieuse, et un million et demi de soldats américains sont toujours sur place. En France, on les voit se promener sur les Champs-Élysées ou distribuer du chewing-gum aux mômes. Mais la cohabitation est-elle si harmonieuse que cela? D’après un sondage réalisé en août 1945, la moitié des troupes de l’Oncle Sam ont une opinion défavorable des Français. C’est dans ce contexte qu’est éditée une nouvelle version –anonyme– du livret américain, malicieusement intitulée 112 Gripes about the French, soit «112 griefs à l’encontre des Français». Il prend la forme d’une séquence de clichés entretenus par les soldats (et sans doute une bonne partie de l’opinion américaine), chacun assorti d’une explication, d’une réponse. Des versions alternatives ont aussi été imprimées pour les soldats en partance vers les Philippines (29 griefs), le Japon (35 griefs) ou l’Australie (28 griefs), mais elles contiennent visiblement moins de raisons de se plaindre des habitants locaux...
«Ail, sueur et parfum»
Rien qu’à lire les en-têtes, on constate que les Américains n’étaient pas franchement ravis de débarquer dans l’Hexagone. «Cela fait deux fois en vingt-cinq ans qu’on vient sauver les Français. Qu’est-ce qu’ils ont fait pour nous ?» «Quand on prend le métro, l’odeur fait presque tomber à la renverse: ail, sueur et parfum!» «Les Français passent tout leur temps dans les cafés. Ils restent assis à bavarder au lieu de travailler.» Tout y passe, depuis nos embrassades nourries et indécentes jusqu’au non-respect des limitations de vitesse. Nous serions «ingrats», «malhonnêtes», «fainéants», entre autres qualificatifs à l’emporte-pièce.
Intelligemment, l’ouvrage ne se contente pas de lister les stéréotypes, mais entreprend de les justifier en faisant appel au contexte de 1939-1945 et à l’histoire du pays. Lorsqu’un GI se plaint du manque d’inventivité des Français, l’auteur contre-attaque en listant quelques innovations tricolores : aluminium, cellophane (certes inventé par un Suisse, mais installé dans les Vosges), gyroscope, machine à coudre, pasteurisation, stéthoscope, etc. Au cliché qui soutient que le Français ne se lave jamais, l’ouvrage explique que la guerre prive le pays de savon depuis 1940, et qu’on ne peut s’en procurer qu’au marché noir contre une somme folle (125 francs les 310 grammes).
Lorsqu’on accuse les Français de n’avoir rien fait pour les Américains, le livret rappelle le soutien tricolore à la guerre d’Indépendance de George Washington –45.000 volontaires ainsi qu’un prêt de 6 millions de dollars consenti au jeune pays à la fin du XVIIIe siècle. La contribution des Frenchies à la victoire de 1944 n’est pas oubliée. «Les Français n’ont pas gagné la guerre seuls», reconnaît l’auteur, ajoutant: «Nous non plus.»
Autre affirmation particulièrement sournoise: «Les Françaises sont des femmes faciles.» La réponse est cinglante: «Il est aussi stupide de généraliser les Françaises d’après celles qu’un Américain a rencontré que de réduire toutes les Américaines à celles qu’un homme peut aborder près d’un camp militaire.»
Enfin, une critique très répandue : les Français se plaindraient en permanence.
L’ouvrage ne le dément pas, et le justifie même par la nature profondément démocratique et individualiste de notre pays. Et de conclure, à l’attention du soldat de l’US Army : «Prends garde à ceux qui ne critiquent pas. Prends garde au pays où la critique est verboten [le terme allemand signifiant «interdite», ndlr]. Prends garde au pays dont les habitants obéissent comme des moutons.» Et toc ! La tradition du french bashing
Tombé dans l’oubli après-guerre, le livret a été réédité en 2003 aux éditions Le Cherche Midi sous le titre plus convenable Nos amis les Français. Mais la version originale –en anglais– est encore accessible, et elle vaut le coup d’œil. Déjà parce qu’elle adoucit une relation franco-américaine marquée, à l’époque, par une franche (et réciproque) hostilité : «Jamais les Anglo-Saxons ne consentirent à nous traiter comme des alliés véritables», déplorait ainsi de Gaulle dans ses Mémoires.
Surtout, l’ouvrage a le mérite de déboulonner des stéréotypes encore bien ancrés dans l’opinion américaine, rompue au french bashing. L’Oncle Sam a longtemps résumé la participation française dans la Seconde Guerre mondiale à la capitulation humiliante de 1940, aux bassesses de Vichy et aux dénonciations anonymes. Et depuis, la culture pop américaine s’amuse à représenter les Français en mangeurs de grenouilles agitateurs de drapeaux blancs...