Une architecture et une agriculture complexes, de nouveaux supports d’écriture, une expertise dans la préservation des corps, des calendriers de plus en plus précis… Dans la liste des inventions développées par le puissant empire égyptien en son temps, rares seront ceux qui penseront à la mise en place d’un système d’imposition.
Entre projets de construction d’ampleur et guerres avec leurs voisins les Nubiens, Hittites, Assyriens ou encore Perses, l’antique «Etat» égyptien a pourtant rapidement su s’organiser pour financer ses opérations et maintenir l’ordre social.
Économie et impôts agraires : la fiscalité dans l’Égypte des Pharaons
Les systèmes fiscaux de l’Egypte ancienne ont évolué et se sont diversifiés avec le temps. Le plus ancien au monde aurait émergé en ses terres vers 3000 av. J.-C., lors de l’unification les deux royaumes de la Basse Egypte au nord et la Haute Egypte au sud par la Ire dynastie égyptienne, avec pour premier roi Narmer.
A partir de là et durant la majeure partie de l’histoire de la civilisation égyptienne, les impôts ont été prélevés sur les biens, sous forme de textiles, de bétails, de marchandises en tout genre, mais surtout sous forme de céréales.Les transactions financières n’ont longtemps pas nécessité l’utilisation de monnaie physique dans cette société antique.
Celle-ci est d’ailleurs restée sans numéraire jusqu’à la période perse (vers 525 avant notre ère) ; l’économie dépendait entièrement du troc et de l’agriculture, centrale dans la vie de ses anciens habitants. Chaque année de juin à septembre, les crues saisonnières du Nil - ou de Hâpy, sa personnification divine dans la mythologie - recouvraient l’ensemble des terres cultivables, leur fournissant à leur retrait une terre limoneuse et particulièrement fertile.Or, l’impôt dépendait entièrement «de la productivité individuelle des champs et de la fertilité et de la qualité du sol», explique au Smithsonian l’égyptologue Juan Carlos Moreno García, directeur de recherche au Centre national français de la recherche scientifique (CNRS).
Le gouvernement fixait tout d’abord le taux de base de la taxe en fonction de la hauteur du Nil. Puis après le retrait des inondations, une équipe d’évaluateurs venait mesurer la taille des récoltes. Plus elles étaient réussies, plus le pourcentage prélevé de celles-ci était élevé.
Un autre moyen d’évaluer les montants à prélever était ledit «recensement du bétail», lié à plusieurs fêtes en l’honneur des divinités agraires et pastorales, ou à celle de la joie Hathor (aussi associée, tout comme Nour, à la Voie lactée). Tous les animaux domestiques, parfois même ceux de basse-cour, vitaux dans l’agriculture égyptienne -et pouvant ainsi témoigner de la richesse des habitants - étaient rassemblés et comptés, puis leurs propriétaires taxés en conséquence.
De prélèvements collectifs à individuels à travers le temps
Les méthodes de collecte ont aussi été développées à travers les siècles. Pendant l’Ancien Empire (environ 2700 à 2200 av. J.-C.), les communautés étaient taxées collectivement. Déjà, les territoires de l’empire étaient divisés en circonscriptions, les nomes. Chacun disposait de son propre gouvernement local, responsable de l’administration civile, de l’application des lois… et de la collecte des impôts pour remplir les greniers gérés par l’Etat qui redistribuait les ressources.
Pour s’assurer (entre autres raisons) du bon travail de ses gouverneurs provinciaux, les monarques, le roi et sa suite avaient pour tradition de visiter les districts une fois à deux fois par an.
Ces visites, connues sous le nom de Shemsu Hor (la suite d’Horus, le dieu faucon du soleil dans l’idéologie ancienne) permettaient au souverain de collecter les impôts directement, de garder un œil sur ses fonctionnaires, tout en étant une présence visible de ses sujets à travers la vallée du Nil.
Cette tournée annuelle du pharaon tombe en disgrâce sous le Moyen Empire (2033 à 1786 av. J.-C.). Les sujets sont désormais taxés individuellement, et les scribes tiennent des registres méticuleux.
Les plus nombreuses traces de ces derniers (papyrus, stèles) datent toutefois du Nouvel Empire (1580-1085 av. J.-C.), où émerge une bureaucratie encore plus organisée. Notamment, à travers une classe de scribes spécialisés qui détaillent les contributions fiscales des différentes régions, temples et propriétaires privés, assurant ainsi que les coffres de la Trésorerie Royale sont pleinement approvisionnés -et qui, pour les plus élevés d’entre eux, ne paient pas d’impôts.
Contestations, fraudes et «échanges de bons procédés»
Si les Pharaons étaient considérés par leurs peuples comme les médiateurs entre l’humanité et le divin, et disposaient ainsi d’une foi inébranlable - malgré des collectes pas toujours appréciées, il faut le dire - les Perses puis les Macédoniens qui occupent l’Egypte dès le milieu du premier millénaire av. J.-C. se sont néanmoins retrouvés dans une situation bien différente.
Ils introduisent les monnaies métalliques et imposent des taxes bien moins acceptées des populations autochtones.
Certes, il existait auparavant des édits royaux interdisant les moyens créatifs pour échapper à l’impôt, punis par l’ablation du nez et l’exil durant le règne de Horemheb (XVIII dynastie, la même que Toutânkhamon), par exemple. Cela suggère par conséquent que des gens tentaient déjà de tricher. Mais les Égyptiens étaient plus réticents à devoir payer pour des entités étrangères. Surtout quand les sommes étaient importantes.
L’analyse d’un papyrus, conservé dans les archives de l’université McGill (Canada) et décrit par LiveScience en 2015, révélait une facture fiscale d’ampleur, payée le 22 juillet 98 av. J.-C. d’un sac pièces de bronze de plus de 100 kg… auquel ont été rajoutés les frais pour l’intermédiaire chargé de livrer le reçu au Trésor, plus une pénalité pour l’utilisation du bronze. Quand le pharaon de la période lagide Ptolémée V Epiphane Eucharistos monte sur le trône, la rébellion gronde contre l’occupation macédonienne.
Alors pour tenter de calmer les ardeurs, il modifie le taux d’imposition de certains groupes influents, comme les grands prêtres des principaux temples, véritables entreprises qui accumulaient d’immenses richesses et ressources. Les écrits en démotique, en hiéroglyphes et en grec de la pierre de Rosette témoignent de ce geste. Car si l’histoire du fragment de stèle est plus connue que son contenu, il comporte simplement la copie d’un décret adopté en 196 av. J.-C. par un conseil de prêtres égyptiens. Ils célébraient le couronnement de Ptolémée V en cataloguant certains de ses nobles actes : le rétablissement de la paix en Égypte, l’offre de cadeaux au temple… et l’octroi de diverses réductions d’impôts.
Système fiscal progressif, fraudes, exonérations…
«La base fondamentale de la société humaine n’a pas changé en 5000 ans», commente au Smithsonian Toby Wilkinson, égyptologue à l’université de Cambridge (Angleterre). «Nous pouvons reconnaître comment les techniques de gouvernance de base développées dans la première État-nation du monde sont encore utilisées dans tous les Etats-nation aujourd’hui. Nous pourrions penser vivre dans des sociétés très modernes, mais dans la manière dont les gouvernements exercent le contrôle et l’autorité, nous vivons toujours à l’âge du bronze.»