ENTRETIEN / Karim Tedjani. Expert, consultant en environnement, écologie et développement durable : «La colonisation française a laissé de profonds stigmates dans l’écologie de notre pays»

09/04/2025 mis à jour: 21:34
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Dans cet entretien, l’écologiste et spécialiste du développement durable Karim Tedjani revient sur un aspect peu connu sur les bouleversements exercés par le système colonial sur l’agriculture en Algérie. Il s’agit, dit-il, d’une véritable entreprise de «spoliation et d’acculturation de tout un peuple». 

Le système colonial n’a jamais conçu «l’agriculture avec l’ambition d’être bénéfique pour la population algérienne», de même qu’il a été bien plus néfaste que bénéfique pour les sols et la biodiversité locale. Karim Tedjani, qui a parcouru le pays de long en large, souligne que «l’exploitation contre-nature ne pouvait qu’enclencher un processus de désertification». Et d’ajouter : «Cette confiscation des terres, combinée à une acculturation systématique des autochtones, a amplement contribué à exercer une pression considérable sur la steppe algérienne et à véhiculer nombre de clichés négatifs sur le mode de vie et les pratiques pastorales des nomades qui persistent malheureusement encore dans notre imaginaire collectif.»

 Propos recueillis par Nadjia Bouaricha

 

Dans un écrit posté sur Facebook, vous fustigez «le mythe des bienfaits de l’agriculture coloniale». Qu’en est-il au juste ?

Disons que si l’on veut parler de ces «bienfaits», il faudrait bien garder en tête que cette agriculture n’a jamais été conçue, encore moins déployée avec l’ambition d’être bénéfique pour la population autochtone. De même que pour les sols que pour la biodiversité locale, le système agricole colonial a été bien plus néfaste que bénéfique. Il me semblait essentiel de le rappeler, et cela plus particulièrement à une séquence du dialogue franco-algérien, où certaines voix, de l’autre côté de la mer, continuent d’abuser de cet argument fallacieux à dessein de justifier l’injustifiable par des mythes qui n’ont heureusement pas survécu à une analyse objective de l’histoire environnementale de notre pays. On pourrait citer, à ce propos, les travaux de Diana K. Davis, une historienne de l’environnement américaine. Dans un essai intitulé, à juste titre, Les mythes environnementaux de la colonisation françaises au Maghreb, elle dénonce la mythologie environnementaliste consciemment entretenue par certains lobbys colonialistes. 

Dans cet ouvrage, elle nous rappelle à quel point ces chantres de la colonisation se sont acharnés à la présenter comme le sauvetage écologique d’une terre menacée par la désertification et la désolation. En s’appuyant sur une relecture très subjective et biaisée de certains écrits d’Ibn Khaldoun, ainsi qu’un discours scientifique aux arguments très contestables, ils tentèrent ainsi d’imposer à l’opinion publique française le leitmotiv d’une Algérie qui fut, jadis, sous l’occupation romaine une terre verte et prospère, et qui est devenue progressivement un désert avec l’arrivée des tribus nomades arabes et de leurs troupeaux. Les pratiques agricoles des autochtones, comme la culture sur brûlis, seront également dénoncées comme des facteurs aggravants et persistants de ce processus de désertification. 

A les entendre, seule une conquête par la France pouvait sauver l’Algérie de la désertification. La «lutte contre l’avancée du désert» devient ainsi un de leurs principaux arguments politiques pour accomplir le grand remplacement civilisationnel qu’ils jugent inévitable pour reverdir l’Algérie, en faisant bien entendu de la France la digne héritière de la Rome antique en Afrique du Nord. L’agriculture va jouer ici un rôle central dans ce révisionnisme environnementaliste. 

L’historienne américaine ne se contentera d’ailleurs pas de démonter point par point toutes les défaillances intellectuelles et scientifiques que véhiculait une telle mythologie environnementaliste. Elle va aussi s’appliquer à réhabiliter les pratiques agricoles et pastorales de nos ancêtres. Selon elle, les colons français ne disposaient ni du recul écologique ni de l’humilité suffisante pour en comprendre toute la pertinence écologique. Est-il au passage nécessaire de rappeler que sous la Régence d’Alger, la France était le principal importateur en Europe du blé dont l’Algérie a été pendant un siècle son principal fournisseur ? L’agrosystème oasien n’est-il pas lui aussi une autre criante incarnation du génie agricole de nos ancêtres ? Bien des millénaires avant l’arrivée des Français, ils étaient capables d’une agriculture à la fois prospère et résiliente en plein désert.  

Comment peut-on croire qu’une aussi vaste et systémique entreprise de spoliation et d’acculturation de tout un peuple ait pu un jour produire intentionnellement des bienfaits pour ses victimes ? Il faut dire que cette idée reçue sur l’agriculture coloniale s’est aussi incrustée dans l’esprit de nombre de nos compatriotes, comme sous le feu d’un syndrome de Stockholm dont ils doivent à présent se libérer. Je les invite à prendre enfin conscience à quel point cette croyance est en grande partie infondée et, qui plus est, toxique intellectuellement. Parce qu’elle continue de véhiculer dans notre psyché collective une relation essentiellement utilitariste et dominatrice avec la nature. Nous sommes en train de reproduire, pour ne pas dire d’entretenir, certains égarements hérités de cette sombre période de notre histoire, comme celui de penser que seule la maîtrise technologique permet de dompter la nature, en oubliant qu’il est bien plus durable de l’apprivoiser à force aussi d’intelligence, à la fois écologique, mais aussi sociale. En ce qui me concerne, il aura fallu que je parcours de long en large notre vaste territoire, dans le cadre de mon engagement pour l’écologie et l’environnement, puis en tant que conférencier et formateur en développement durable, pour réaliser à quel point la colonisation française a laissé de profonds stigmates dans l’écologie de notre pays. Combien de fois, j’ai pu déplorer ce sinistre héritage en faisant des recherches pour comprendre les causes ou les origines profondes de problématiques écologiques qui persistent encore de nos jours en Algérie...

Contrairement donc à ces idées reçues sur «la belle page de l’agriculture algérienne» durant la période coloniale, vous évoquez une désertification des terres algériennes par la colonisation. Comment cela s’est-il traduit concrètement ? 

Dans ma publication, j’ai tenu tout d’abord à rappeler que nombre des premiers immigrés algériens qui sont venus tenter leur chance en France furent des victimes de la désertification de leurs régions qui a été, la plupart du temps, provoquée suite à la spoliation par la colonisation française des meilleures terres arables et des meilleurs parcours pastoraux. On pourrait presque parler d’exilés climatiques, mais ce serait se rendre coupable d’un raccourci entre le phénomène de désertification et celui du changement climatique qui ne saurait être totalement heureux. Bien que cette confusion aurait au moins eu le mérite de rappeler une responsabilité historique de toutes les colonisations sur le réchauffement climatique de notre planète. A cause des innombrables bouleversements écologiques, économiques et sociaux qu’elles auront semés localement à travers le monde sont devenus de puissants agents aggravants d’un changement climatique global. 

En Algérie, le système agricole colonial a retranché de force les populations «indigènes» vers la culture de terres qui servaient jusque-là des tampons dans un équilibre écologique à la fois complexe et fragile. En exerçant une pression sur des sols fragiles et la couverture végétale, qui permettait de maintenir leur frêle intégrité, cette exploitation contre-nature ne pouvait qu’enclencher un processus de désertification. 

De même qu’en  accaparant les parcours pastoraux du Nord, la colonisation française a forcé nos ancêtres nomades et transhumants à concentrer leurs élevages dans des régions steppiques qui ne représentaient jusqu’alors qu’une étape d’agnelage dans de vastes parcours dessinés au fil des siècles par une structure sociale, elle aussi largement déstabilisée. 

Cette confiscation des terres, combinée à une acculturation systématique des autochtones, a amplement contribué à exercer une pression considérable sur la steppe algérienne et à véhiculer nombre de clichés négatifs sur le mode de vie et les pratiques pastorales des nomades qui persistent malheureusement dans notre imaginaire collectif.  

Dans le contexte d’un pays au climat majoritairement aride et semi-aride, nos ancêtres ont misé sur une économie agropastorale qui a permis de limiter les pressions anthropiques sur la fragile résilience des écosystèmes abritant leurs territoires. Durant toute la colonisation, la plupart de ces bio-régions et de ces paysages ont été amplement ébranlés par un réaménagement prédateur du territoire, structuré autour du parasitage et du maintien de l’ordre colonial. Une grande partie de nos structures traditionnelles ont été phagocytées méthodiquement par cette entreprise prédatrice. Toute une écologie territoriale a été anéantie par les penseurs et les protagonistes de la colonisation française, et cela pas seulement pour des raisons économiques ou à des seules fins agricoles. Ils étaient encore plus conscients que la grande intimité entre nos ancêtres et leur environnement constituait un des plus puissants fondements de leur résilience face aux envahisseurs. L’agriculture coloniale est, à l’instar du jardin français, une entreprise qui allie la botanique à l’idéologie. 

Il suffit de se rendre encore aujourd’hui au jardin d’Essai d’Alger pour remarquer ce qui le démarque du jardin anglais : un grand remplacement de la nature locale ainsi qu’une réappropriation esthétique et donc politique de l’espace indigène. Il est très difficile de résumer l’ampleur d’un tel bouleversement dans les seules colonnes d’un article de presse, il existe heureusement un vaste corpus scientifique, littéraire et médiatique pour attester de l’ampleur de cette influence négative, qui ne fut d’ailleurs pas seulement écologique, mais aussi économique et sociale, au point que l’on pourrait la qualifier de «dévorement durable». 

Hasard ou non, quelques jours après ma publication sur Facebook, le média français Reporterre a publié un article intitulé «En Algérie, la France coloniale a aussi détruit la nature» qui retrace en partie certaines des heures les plus sombres d’une histoire environnementale qui doit être absolument racontée non seulement aux Français, mais encore plus aux Algériens. 

Parce que ce prisme environnemental de la colonisation française devrait nous inviter à réaliser à quel point il est grand temps de décoloniser notre relation à l’environnement et la biodiversité. Nous devons absolument prendre conscience que certains de nos réflexes génocidaires tirent leurs sources dans ces traumatismes infligés à la nature biologique et humaine de notre pays. Nous ne devons pas nous comporter comme des colons avec la biodiversité et nos patrimoines ancestraux, en imaginant que la nature algérienne doit être forcément dominée pour être au service du bien commun. 


Pourquoi donc, à votre avis, l’Algérie indépendante n’a pas su ou pu se défaire de certaines pratiques agricoles nuisibles à l’environnement ? 

Est-il vraiment nécessaire de rappeler que notre population a quadruplé en l’espace d’un peu plus de 60 ans ? Un tel défi imposé par la démographie nous a laissé très peu de temps, et donc de recul, pour renouer une symbiose avec notre territoire. Un autre épisode douloureux de notre histoire contemporaine nous a de plus déconnectés pendant plusieurs décennies de cette intimité avec la nature et l’espace public. Ce qui avait alors été toujours perçu comme un refuge contre l’envahisseur étranger est devenu le théâtre d’une folie fratricide. 
 

Cette inversion symbolique a rompu pendant un temps le cordon ombilical qui reliait la société algérienne avec son environnement. Parce que la majeure partie de notre population demeure concentrée sur la frange littorale de notre territoire, nous avons transformé nos plus riches terres arables en cités-dortoirs et en pôles industriels ou touristiques, pour se lancer à présent dans l’entreprise très hasardeuse d’une agriculture saharienne. Elle risque d’exporter au Sud un modèle écocidaire qui a déjà largement contribué à la désertification du Nord. On devrait pourtant réaliser que les Oasiens, pour ne citer qu’eux, ont été capables de développer depuis déjà plusieurs millénaires des modèles agricoles très résilients et surtout capables de produire simultanément trois cultures sur la même parcelle, tout en réduisant au maximum le phénomène d’évapotranspiration qui est le défi majeur de l’agriculture algérienne. 

Cet «effet Oasis» est autant le résultat d’une intelligence écologique, celle qui a fait du palmier la clé de voûte de cet agrosystème, autant que d’une grande maîtrise technique, celle de l’eau, mais aussi d’une organisation sociale en grande partie axée sur un usage sobre, efficace et équitable des ressources naturelles. L’urgence et le manque de vision endogène sont, à mon humble avis, les deux principales raisons qui nous ont toujours poussés à considérer le court terme comme le seul temps du pragmatisme. Nous n’avons pas eu le temps du recul historique pour tirer toutes les leçons d’un tel bilan. La colonisation française nous a légué un réaménagement profond et systémique qui a servi, qu’on le veuille ou non, de canevas pour le développement de notre territoire national. 

 Cette trame géographique n’a pas été pensée à la base pour le bien et la prospérité des Algériens, mais plutôt afin d’assujettir chaque parcelle de notre territoire à un pouvoir central parasitaire. Nous avons été dépossédés de tout un pan de notre histoire environnementale et donc de notre identité culturelle, car ce sont autant les peuples qui façonnent les paysages que ces derniers finissent toujours par habiter ces mêmes peuples. 

C’est pourquoi j’ai toujours trouvé que l’environnement et l’aménagement du territoire, en Algérie, allaient forcément de pair. Parce que notre développement durable ne peut se réaliser sans une restauration préalable de notre écologie territoriale.  La responsabilité historique de nos anciens tortionnaires ne saurait nous dédouaner de celle présente et future d’une nation qui a conquis depuis son indépendance et sa souveraineté. Cette responsabilité, à mon très humble avis, implique de nous libérer définitivement de certains conditionnements pour nous réinventer ce que j’appelle notre «Darologiya», notre écologie nationale, bien particulière, parce que profondément ancrée dans la nécessité viscérale de faire intimité avec notre environnement, à la fois Hima et «Horma», et surtout de concevoir l’économie comme un «Wassat», celle du «moul el dar». 

En nous jetant de plain-pied sur la voie d’un développement instiguée par des baranis, nous avons été ainsi propulsés dans le cercle si peu vertueux d’une autre forme de «dévorement durable». 

Comment parler d’ailleurs d’agriculture durable en Algérie, tant que nous n’aurons pas su développer en amont notre propre modèle de durabilité qui doit être, à mon sens, celui d’une modernité qui ne renie pas le passé mais le relie plutôt au futur. 


Est-ce qu’il est toujours possible de revenir à nos pratiques ancestrales tout en se fixant comme objectif l’autosuffisance alimentaire ?

Il n’est pas question de revenir à des pratiques anciennes, mais plutôt de se réapproprier une voie qui a permis à nos ancêtres d’êtres résilients depuis des millénaires tant aux aléas du climat qu’à ceux de l’histoire. Cette tariqua environnementale n’est pas l’apanage des Oasiens algériens, elle a juste été sublimée à son paroxysme dans le contexte de l’hyper aridité du Sahara. Toutes nos traditions régionales peuvent témoigner de la profondeur de cette voie. C’est, il me semble, notre plus précieux «enveloppement» (à la fois environnement et développement) pour habiller notre modernité d’une sagesse que je n’ai eu de cesse, pour ma part, de ressentir lors de mes nombreux voyages à travers notre vaste pays. 

Partout, d’Est en Ouest, du Nord au Sud, j’ai été habité par un même message venu de la nuit des temps : l’efficacité sans l’efficience ne saurait durer, la maîtrise technique sans l’intelligence sociale ne produit que des chimères, la foi sans la morale et l’éthique ne justifie que l’ignorance, la fraternité n’a de sens que si elle est au service de l’équité.

Bien loin de plaider pour un retour en arrière et encore moins un repli sur soi, je suis au contraire convaincu que les enjeux climatiques et géopolitiques du XXIe siècle nous imposent de savoir réinterpréter nos fondamentaux identitaires à l’aune de valeurs universelles, dont l’écologie fait à présent partie. 

Pour peu, bien entendu, qu’il ne s’agisse pas d’une écologie caricaturale ou déconnectée de la réalité et qu’elle reste une science ainsi qu’un discours politique qui nous réconcilie avec notre humanité. Cette Darologiya devrait être le fil conducteur non seulement d’une agriculture algérienne décolonisée, mais aussi d’un nouveau paradigme économique où le bien commun et l’environnement sont les «amanas» d’un peuple confiées au bon sens de ses gouvernants.  
 

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