L’arrivée de Stéphanie Khoury à la tête de l’Unsmil en Libye, en remplacement de Abdoulaye Bathily, n’apporte rien de nouveau. Les données de l’équation libyenne restent les mêmes depuis 2015 et l’accord de Skhirat. Six envoyés spéciaux du SG de l’ONU et une dizaine d’années de promesses d’élections qui ne se sont jamais réalisés.
Plusieurs dates d’élections ont été annoncées depuis 2016, relancées en 2017 et 2018, voire même en 2019, à la veille de la bataille de Tripoli, lors de la tentative avortée de Haftar de s’emparer de la capitale libyenne. L’entracte des négociations de Genève en 2020/21 et l’arrivée de Abdelhamid Dbeiba à la tête du gouvernement libyen n’ont rien apporté de nouveau puisqu’il y a eu juste de nouvelles dates annoncées pour les élections, sans jamais passer à l’acte.
Les mêmes blocages sont repris entre le Parlement et le Conseil supérieur de l’Etat, malgré une certaine synergie en ce moment concernant l’exigence du départ de Abdelhamid Dbeiba, avant la tenue des élections. «Les deux Chambres sont d’accord pour dire que le chef du gouvernement en exercice ne saurait se présenter aux élections», assure le politologue Ezzeddine Aguil.
Le bilan de la décennie écoulée en Libye laisse toutefois surgir d’autres conclusions. «S’il est vrai que tous les intervenants libyens et internationaux semblent d’accord sur le principe de tenir des élections, personne n’a vraiment fait pression pour passer à l’acte, y compris la majorité des puissances régionales et internationales», assure le juge Jamel Bennour, ex-président en 2012 du Conseil local de Benghazi, à l’aube de la révolution. La conclusion évidente, selon Bennour, c’est que «tout le monde au pouvoir en Libye se la coule douce aux frais du contribuable libyen ; des députés élus pour deux ans gardent le poste depuis 2012 ou 2014 !»
Quant aux puissances internationales, elles n’ont d’yeux que pour l’énergie, or, le pétrole et le gaz coulent à flot. «Plus encore, ce sont eux qui bénéficient des avantages des grands marchés de reconstruction, attribués avec des avantages hallucinants, comme le marché d’élargissement du champ d’El Hamada El Hamra, attribué à un consortium italo-franco-émirati avec des avantages doublés», ajoute encore Jamel Bennour, qui conclut en disant que «seul le Libyen lamda ne trouve pas d’avantage dans cette situation ; mais qui s’intéresse au petit peuple libyen, appauvri depuis 2014 et le début de la scission effective de la Libye».
Jeu d’influence
L’intérêt américain à la Libye s’est accru ces dernières années, en liaison avec la montée en puissance de la présence russe dans la région, qui se limitait en 2016, au départ, à la Libye.
Les trois dernières années ont vu l’effondrement de la présence française, et même américaine, en Afrique centrale et de l’Ouest. Via Wagner, transformé en bataillon africain de l’armée russe, Moscou a conquis l’Afrique centrale, le Burkina, le Mali, le Niger, sans parler de la Libye. «L’influence libyenne depuis les temps d’El Gueddafi a facilité l’incursion des Russes dans ces pays très pauvres», pense Jamel Bennour, en annonçant même un «rééquilibrage» des relations internationales du Tchad et du Sénégal. Les Russes disposent déjà d’une promesse ferme d’une base militaire pouvant abriter 10 000 hommes en Afrique centrale, à Berengo, à 80 kilomètres de la capitale Bangui. Le président Poutine essaie par ailleurs d’amadouer le vieux maréchal Khalifa Haftar pour offrir des facilités dans un port en eaux profondes à Tobrouk ou Benghazi, sur la Méditerranée centrale.
Cette percée russe a inquiété les Américains qui ont commencé par attirer l’attention de Haftar, lorsqu’il a rencontré l’envoyé spécial américain Richard Norland à plusieurs reprises en 2013. Toutefois, face à l’indifférence de Haftar, les Américains ont changé de tactique en appelant les instructeurs de la société Amentum, affiliée au département d’Etat américain, pour dispenser des formations militaires à des milices armées basées dans l’ouest de la Libye en vue de les intégrer dans l’armée régulière, dans le cadre d’un contrat conclu avec le gouvernement Dbeiba. «La présence américaine dans la base de Myitiga, à Tripoli, vise à contrer la présence russe dans l’est de la Libye», selon Abdelhakim Bayou, candidat à l'élection présidentielle avortée de décembre 2021.
Les Russes disposent d'une longueur d’avance sur les Américains, selon le politologue Ezzeddine Aguil. «Si les Russes acceptent d’investir, ce qui est en cours de négociations, Haftar parviendrait à obtenir le socle qui lui manquait et l’Est libyen tomberait dans l’escarcelle russe qui ouvrirait une autoroute vers l’Afrique centrale et de l’Ouest, à travers une ligne continue Libye-Niger-Mali-Burkina-Afrique centrale, munie d’un port en Méditerranée et d’une base en Afrique centrale», avertit le politologue.
Le départ de Abdoulaye Bathily, l’envoyé spécial du SG de l’ONU, et son remplacement de manière intérimaire par l’Américaine Stéphanie Khoury entre dans cette même tactique d’influence. Mais, le dossier libyen paraît difficile à résoudre.
Tunis
De notre correspondant Mourad Sellami