Enquêtes économiques et financières : L’Algérie n’était pas préparée au phénomène de la délinquance financière

30/05/2022 mis à jour: 03:49
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La justice algérienne s’est lancée le défit de récupérer les biens mal acquis transférés par certains hommes d’affaires à l’étranger

Lors de l’ouverture, hier, des travaux du séminaire sur les enquêtes économiques et financières, organisé par le ministère de la Justice et financé par l’Union européenne, dans le cadre du programme d’aide à la justice algérienne, Mokhatar Lakhdari, directeur général de l’Office central de répression de la corruption (OCRPC), qualifie la délinquance financière, notamment la corruption, de «phénomène nouveau» auquel l’Algérie «n’était pas préparée», ajoutant : «Elle était obligée d’apporter une réponse, avec les textes qu’elle avait sous la main, dans le cadre du respect des droits et libertés des justiciables, surtout en matière de saisie et de récupération des biens mal acquis, ou de leur valeur.» 

Pour le responsable, «il reste beaucoup à faire en matière de procédure et d’instruments de mise en application de celle-ci». Il se dit «frustré» devant l’architecture des instruments mis en place en France, et dévoilés par les conférenciers.

 Pour comprendre le retard de la situation algérienne, M. Lakhdari revient sur l’évolution de la loi, citant le choix adopté le 31 décembre 1962  de reconduire les mêmes textes qui existaient durant la colonisation, suivi de l’adoption du système socialiste, qui s’est effondré vers la fin des années 1980, et les grandes réformes d’après, précisant toutefois que le premier code pénal, promulgué en juin 1966, abordait déjà la délinquance économique. 

L’effondrement de la politique socialiste a laissé place «à un nouveau système et de nouvelles formes de criminalités qu’on ne connaissait pas», précise Lakhdari. Le model économique, poursuit-il, a assigné un nouveau rôle à l’Etat dans la répartition de la rente, et délégué des pouvoirs aux agents publics dans l’octroi des droits et avantages en rapport avec l’activité économique. «Des biens mal acquis ont été transférés particulièrement vers la France, l’Espagne, la Turquie et les Emirats arabes unis. 

Le recouvrement de ces avoirs passe par des instruments judiciaires. C’est une action politique à dimension politique qui repose sur la coopération…» note Lakhdari. Il rappelle les conventions internationales ratifiées et les nombreux amendements apportés aux textes de loi depuis 2004, qui a vu la création du pôle pénal, jusqu’en 2020, avec la création du pôle pénal économique et financier, à compétence national en matière de lutte contre la corruption. 

Il cite d’autres instruments de lutte, comme la CTRF (Cellule de traitement du renseignement financier), l’Observatoire national de prévention et de lutte contre la corruption (ONPLCC), l’Office central de lutte contre la corruption (OCLCC), l’IGF (Inspection générale des finances), etc. 
 

Venu de France, le procureur financier du PNF (Parquet national financier), Jean-François Bohnert, rappelle dans quelles conditions son pays a mis en place la juridiction, dont il est procureur. 

Selon lui, il aura fallu qu’un ministre soit éclaboussé en 2010 par une affaire de fraude fiscale pour que cela pousse le gouvernement à donner l’exemple en mettant en place des instruments de lutte contre la délinquance économique et financière, à travers une loi, promulguée en 2013 et la création du PNF en 2014 qui, après huit années d’existence, est devenue à dimension nationale et internationale. 

Le procureur révèle, par ailleurs, que l’évaluation négative de la France, par l’OCDE en 2010 et 2011, a également été à l’origine de la réforme des lois et de la mise en place d’un dispositif pour la lutte contre la délinquance financière. 
 

«Airbus a tourné la page en payant 3,5 milliards d’euros»
 

«Le travail du PNF concerne les enquêtes sur la corruption, le favoritisme, les prises d’intérêt par les décideurs publics et privés. 655 dossiers, soit 51% du volume de travail, sont liés à cette prise d’intérêt, alors que la fraude fiscale vient en deuxième position, avec 42 à 43% des dossiers, suivie des infractions boursières, avec 6 à 7% du volume de travail», détaille-t-il. 

Le magistrat insiste sur la difficulté à traiter certaines affaires qui risquent, selon lui, de tomber sous la double sanction, axant particulièrement sur ce qu’il appelle un mécanisme d’aiguillage de l’enquête. 

Sur les 40 personnes qui exercent au PNF, dit-il, 18 seulement sont des magistrats, pas forcement ou spécialement du parquet. «Nous nous intéressons beaucoup aux décideurs publics, mais il n’est pas du tout facile pour un procureur de plaider dans une affaire correctionnelle contre le président de la République ou un ministre. 

Nous faisons tout pour éviter d’être des instruments de manipulation (…). Depuis 2016, il y a eu du nouveau en ce qui concerne les personnes morales, qui désormais sont passibles de poursuites en cas de corruption ou de crime financier. 

Elles peuvent demander un accord de réparation si elles viennent en tant que dénonciatrices», explique le procureur financier. Il évoque l’affaire Airbus, sur laquelle le PNF a travaillé et qui a permis à l’avionneur de tourner la page en payant une amende de 3,6 milliards d’euros aux Etats-Unis, à la Grande-Bretagne et à la France, qui a obtenu, 2,1 milliards d’euros. Pour lui, «ces débats peuvent être une source de réflexion pour aller chercher l’argent mal acquis là où il se trouve». 
 

Lors du débat, des questions pertinentes ont été posées aux conférenciers. D’abord sur les difficultés engendrées par les nouvelles technologies de communication qui, selon les intervenants, sont utilisées par les criminels au col blanc. «Le PNF s’adapte à ces technologies qui lui permettent d’avoir une base de données et de suivi. 

Dans l’affaire Airbus, nous avions récupéré 370 millions de documents. Nous avons besoin d’exploiter rapidement toutes ces données et les nouvelles technologies nous permettent d’éviter le papier et de pouvoir, grâce à des programmes précis, balayer et analyser le tout en un temps record.» Le procureur financier fait remarquer que le PNF a fait rentrer dans les caisses de l’Etat 10 milliards d’euros d’amende.

Le directeur général de l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), Nicolas Bessone, a évoqué le rôle et les missions de l’organisme qu’il dirige, chargé de récupérer et de gérer les biens mal acquis d’abord en France, et, depuis août 2021, à l’étranger. «Le texte de création de cette agence a été voté en 2010, à l’unanimité. Ce qui était très rare. Nous avions un système pénal archaïque. 

On avait du mal à mener nos enquêtes et les procédures comportaient des facteurs bloquants. Nos policiers ne faisaient des perquisitions que pour collecter des preuves», déclare le conférencier. 

Il fait état des problèmes liés à la gestion des biens saisis, qui peuvent perdre leurs valeurs si l’enquête dure trop longtemps. La loi de 2010, souligne le responsable, a ouvert de nombreuses perspectives dans la lutte contre la criminalité financière et surtout a mis en place des mécanismes de récupération des biens mal acquis. 

Il évoque la PIAC (Plateforme d’identification des avoirs confisqués), comme un outil de travail important, et fait le bilan des montants récupérés : 1,5 milliard d’euros en 2020, alors qu’en 2019, cette somme était de 450 000 euros. «En 2021, l’Agence a fait un gain de 11 millions d’euros, alors que son budget ne dépasse pas les 10 millions d’euros. 

Ce qui la fait passer à un système d’opérateur d’Etat», explique le responsable. Les travaux se poursuivront aujourd’hui et demain avec d’autres conférenciers. 

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