Le sucre au cœur de la production de certains des plus grands groupes mondiaux est produit par des esclaves. Avec ces révélations fracassantes, le New York Times et l’association de protection des droits des femmes The Fuller Project ont disséqué l’enfer des plantations de canne à sucre du sud de l’Inde, où les mariages forcés et le travail gratuit ponctuent le quotidien de milliers de travailleurs.
L’Inde est aujourd’hui le premier pays producteur de sucre au monde, ayant récemment surclassé le Brésil. Avec 34 millions de tonnes récoltées en 2023, New Delhi s’impose comme un acteur vital pour le marché, fournissant plus de sucre que les troisièmes, quatrièmes et cinquièmes plus grands producteurs combinés. La production de canne à sucre est divisée sur deux zones distinctes : les Etats de l’Uttar Pradesh et Bihar, au Nord, et les régions de Maharashtra, Karnataka, Tamil Nadu, au Sud.
Ces dernières, en raison de leur climat plus tropical, gagnent en importance ces dernières années, comparées aux Etats du nord. Les vastes plantations dans le sud de l’Inde sont cependant le théâtre d’un système brutal d’exploitation des travailleurs, assimilé dans certaines zones à de l’esclavage.
En collaboration avec The Fuller Project, le New York Times a conduit une première investigation publiée en mars 2024, révélant l’ampleur des violations des droits de l’homme au sein de l’industrie du sucre de Maharashtra, exporté dans le reste du monde auprès d’entreprises comme Coca-Cola et Pepsico. Dans de nombreuses plantations, les femmes avec des règles douloureuses sont poussées à effectuer des hystérectomies (opération retirant partiellement ou intégralement l’utérus) pour pouvoir continuer à travailler.
Les jeunes filles sont amenées à se marier illégalement pour pouvoir commencer à travailler aux côtés de leur mari au plus tôt, les couples mariés touchant des sommes plus élevées. La plupart des employés sont bloqués dans ce système en raison des forts crédits qu’ils remboursent en travaillant : cette procédure, nommée servitude pour dette, est assimilée à l’esclavage et est illégale en Inde et dans l’essentiel du reste du monde.
Ces dettes sont passées à leurs enfants, et peuvent s’aggraver en cas de dépenses médicales, alors que le simple fait de rater un jour de travail engendre une amende. L’absence de contrat écrit limite également les possibilités de protestation.
Des kidnappings pour empêcher les travailleurs de fuir
Les révélations du New York Times et du Fuller Project en date de mars ne recouvrent cependant pas toute l’ampleur de ce système esclavagiste : dans une deuxième investigation, publiée cette fois le 21 novembre 2024, leur équipe révèle la répression qui s’abat sur toutes les personnes tentant de fuir.
Selon leur enquête, basée sur des rapports de police et gouvernementaux, mais aussi des témoignages de victimes, les enlèvements de personnes tentant de quitter les plantations sont monnaie courante.
C’est ce qui est arrivé à Shivaji Bhivaji Taktode, qui a raconté au New York Times son calvaire. Ce dernier forme avec sa femme un couple de travail, ou koyta, dans une plantation du Maharashtra.
La famille Taktode, comme de nombreuses autres, est employée via un accord oral avec un intermédiaire de la plantation, permettant aux entreprises gérant la production de sucre de nier toute responsabilité dans le traitement des travailleurs.
Shivaji Bhivaji Taktode, alcoolique, a raté plusieurs journées de travail sous l’effet de la boisson, conduisant les gérants de la plantation à le faire passer à tabac. Forcée avec son fils aîné de rattraper plusieurs jours de travail, Mme Taktode a alors pris une décision drastique : face aux menaces, elle et sa famille ont décidé de fuir la plantation.
Deux ans plus tard, pensant que les choses se seraient calmées, la famille Taktode a décidé de rentrer chez elle. Mais quelques jours après leur retour, Shivaji est forcé de monter dans une voiture et disparaît pendant plusieurs mois. Il est finalement rentré chez lui, gravement blessé et traumatisé, après s’être échappé. A ce jour, la famille Taktode ne sait pas si elle est encore menacée par les propriétaires de la plantation.
Son cas, cependant, n’est pas isolé : malgré la mise en place d’une équipe d’enquête gouvernementale et les promesses de plusieurs grandes entreprises de mettre en place des mesures fortes pour améliorer les conditions de travail sur place, les plantations de canne à sucre restent toujours un lieu d’exploitation généralisée pour des milliers de travailleurs.