Chaque année, les cérémonies du Seb-i Arus - littéralement la nuit de noces - qui célèbrent la mort du poète et mystique soufi Jalaluddin Rumi, le 17 décembre 1273 à Konya, attirent tellement de monde que les loges traditionnelles de ses disciples seraient bien incapables de les accueillir.
Pèlerins, touristes, adeptes de la méditation ou simplement curieux, Mevlana - selon son appellation commune en Turquie - fait la fortune de cette ville d’Anatolie où Rumi a passé l’essentiel de sa vie, chassé de son Afghanistan natal par les invasions mongoles.
Ses écrits, toujours enseignés dans les écoles afghanes et iraniennes, ont peu à peu été diffusés bien au-delà de l’Asie centrale et de l’Orient et conquis les lecteurs occidentaux. «Les écrits de Rumi ont été traduits dans à peu près toutes les langues, et rien qu’aux Etats-Unis, plus de 250 livres lui sont consacrés», relève le Dr Nuri Simsekler, spécialiste de littérature persane à l’université Selçuk de Konya.
Madonna et Beyonce
«Rumi parle à tous les êtres humains et nous parle de nous», avance-t-il pour expliquer son succès à travers les siècles, jusqu’à Madonna qui a adapté un de ses poèmes et Beyonce qui a donné son nom à sa fille. Quant au rituel prisé des «semas», les cérémonies de derviches qui le célèbrent en tournoyant au bord de la transe en haute toque de feutre camel, bras levés vers les cieux, il a été arrêté principalement par son fils et ses descendants et définitivement réglé autour de 1500, précise-t-il.
Au son de la flûte en roseau et du tambourin, le derviche se défait de son long manteau noir - son enveloppe corporelle - mais garde sa toque, le sikké, qui figure une pierre tombale et entame ses rotations elliptiques, la main droite tendue vers le ciel, la gauche vers le sol, comme un lien entre les deux. «Rumi est la première personne sur terre dont la mort n’est pas pleurée mais célébrée», fait valoir le Dr Simsekler. De la fenêtre de son bureau, Esin Celebi Bayru aperçoit le dôme turquoise qui coiffe le mausolée de son illustre ancêtre.
La foule accourue de Turquie, d’Iran mais aussi d’Angleterre ou de Singapour s’y presse pour célébrer la 750e nuit de noces de Rumi avec Dieu - et la mort. «Une occasion supplémentaire de le faire connaître, plus encore que les années précédentes», commente la descendante de la vingt-deuxième génération du poète, qui copréside avec son frère la Fondation internationale Mevlana, créée en 1996 à Konya pour perpétuer son héritage.
«En ces temps de conflits, nombreux sont ceux qui se tournent vers Rumi. Chacun de ses mots nous apporte un peu de lumière», pense-t-elle, souriant de ses yeux turquoise, assortis à son écharpe.
Prière ou méditation
Une pensée si nécessaire qu’elle s’est rendue récemment en faire «lectures à Hawaï, en Australie, en Inde, au Pakistan». «Les gens viennent aussi de Russie et de Chine», précise-t-elle. Mme Celebi Bayru reçoit chaque année de nombreux scénarios et ne désespère pas voir un jour un biopic de Rumi porté à l’écran. Partout en ville, les souvenirs à l’effigie de Rumi ou des derviches, jusqu’aux guirlandes lumineuses, triomphent aux étals.
Paradoxal pourtant, que le plus célèbre des maîtres du soufisme, qui prêche l’amour et la tolérance quel que soit le chemin suivi pour rejoindre Dieu – «Viens qui que tu sois, croyant ou incroyant» - soit vénéré dans l’une des villes sunnites les plus conservatrices de Turquie.
Devant son immense tombeau vert et or, au cœur du mausolée, un pèlerin grincheux peste devant les nombreuses adeptes de Rumi assises à même le sol, les yeux clos, pouce et index reliés et tournés vers le ciel.
«Ce n’est pas un lieu pour la méditation ici, c’est pour la prière.» Mais l’incident fait sourire le cheikh Mehmet Fatih Citlik. Sous sa coiffe bordée de vingt mètres de rubans verts tressés, il préside à des «semas» plus spirituelles dans l’enceinte du centre d’études et de recherches Irfan à Konya, où les prières entrecoupent chants et danses. «Qu’est-ce que vous croyez ! On ne fait pas que virevolter toute la journée», rit le cheikh qui s’est récemment produit à Oxford, invité par le département d’histoire de l’Art.
«Mais tant qu’on s’en tient à notre discipline, le public ne nous gêne pas», poursuit-il, en expliquant que «Mevlana, entre l’art et l’amour nous a offert une troisième voie» incitant à ne pas choisir. «Mevlana, tout le monde l’interprète à sa façon», constate-t-il. «Mais s’il était si bien compris que ça, le monde serait-il dans cet état aujourd’hui ?»