Aujourd’hui, l’autrice de bandes dessinées Zeina Abirached sent «le chemin de la peur» ressurgir en elle face aux bombes israéliennes qui frappent son pays natal.
«Ce ne sont pas les mêmes événements qui se reproduisent, mais quelque chose se répète dans l’angoisse, dans le chemin de la peur dans notre corps, même pour nous les Libanais vivant à l’étranger», explique-t-elle à l’AFP lors d’un passage à Marseille, pour le festival «Les nouvelles rencontres d’Averroès» consacré au monde méditerranéen. Samedi, elle s’est réveillée en découvrant la frappe israélienne au coeur de Beyrouth qui a détruit un immeuble résidentiel et fait plusieurs morts.
Après un an d’échange de tirs transfrontaliers, Israël est entré en guerre ouverte contre le mouvement chiite Hezbollah le 23 septembre, en lançant une intense campagne de bombardements au Liban, où plus de 3.600 personnes ont été tuées, selon le ministère libanais de la Santé. Avec «les destructions monstrueuses, les civils morts, j’ai été surprise de voir que le chemin de la peur est intact, celui de quand j’étais petite, celui que je pensais avoir soigné, pensé, raconté», poursuit la dessinatrice franco-libanaise, née le 18 janvier 1981 à Beyrouth.
Cette peur de «perdre les personnes qu’on aime» mais aussi le pays et le paysage d’une ville bombardée. Dans ses romans graphiques à succès comme «Mourir partir revenir, Le jeu des hirondelles, traduit en 12 langues, ou «Je me souviens (Beyrouth), elle a raconté avec humour, pudeur et tendresse le quotidien de sa famille durant la guerre civile. «Aujourd’hui, mes parents qui vivent toujours à Beyrouth sont toujours incroyables, ma mère m’a dit « ne t’inquiète pas, on est en sécurité », comme ce que disait ma grand-mère» lors de la guerre civile, dans son appartement sans électricité près de la ligne de démarcation qui divisait la ville, se remémore-t-elle. Pour tenir à distance l’inquiétude, Zeina Abirached envoie à ses proches des images des jolies choses qu’elle voit, «parce que je sais combien ça peut faire du bien». Elle a fait sienne cette phrase de sa mère: «Il faut vivre dans les interstices», c’est-à-dire «continuer à regarder l’horizon, à ressentir les choses, de la joie, du plaisir» malgré la guerre. «C’est une forme de résistance», souligne-t-elle.
VIVRE DANS LES INTERSTICES
Pour conjurer la noirceur, Zeina Abirached a aussi beaucoup manié l’humour. Dans «Je me souviens (Beyrouth)», elle raconte ainsi comment la voiture R12 de sa mère était «bleue à pois blancs» dans ses yeux d’enfants... Les pois étaient les impacts de balles sur la carrosserie. Elle a aussi découvert récemment les mots empreints de poésie du «Prophète» du Libanais Khalil Gibran, dont elle a publié une première version entièrement dessinée. Le roman graphique est sorti, hasard du calendrier, quelques jours après l’attaque du mouvement palestinien Hamas contre Israël le 7 octobre 2023, qui a entraîné la mort de 1.206 personnes, selon un décompte de l’AFP basé sur les données officielles. A suivi une offensive israélienne dévastatrice à Gaza qui a fait plus de 44.000 morts selon des données du ministère de la Santé du Hamas, jugées fiables par l’ONU.
Les mots de Gibran «sont un peu un refuge dans les moments qu’on traverse, ils sont porteurs d’espoir, de sagesse», relève Zeina Abirached. Elle les a lus en français, accompagnée en arabe par la comédienne et chanteuse Tania Saleh, vendredi soir au théâtre national de La Criée à Marseille. Sur scène, étaient projetés ses dessins en noir et blanc, sans gris. «Le noir et blanc donne une image assez éloignée de la réalité et ça permet aux lecteurs de se l’approprier, de la terminer dans leur tête», dit-elle. Celle qui continue «à avoir de l’espoir» confie toutefois avoir interrompu temporairement le livre sur lequel elle travaillait face aux tragédies dans sa région natale.»Je pense que le bon moment pour moi, c’est celui où j’arrive à raconter une histoire terrible, mais avec de la lumière. Oui, avec de la lumière. Et pour ça, il faut du temps.»