Les jours de marché hebdomadaire, ces écrivains installent, comme tous les autres commerçants, mais si différents, leurs petits étalages à l’intérieur des dits marchés et exposent leurs livres, bien sûr destinés à la vente. Ils s’installent dans des endroits, bien situés, incontournables pour les dizaines, parfois des centaines de citoyens présents dans les dits marchés, venus vendre, acheter ou simplement assouvir leurs différentes curiosités. Les écrivains, généralement assis sur leurs petits tabourets derrière leurs «stands de circonstance», ne semblent point gênés par les mouvements et les clients de leurs voisins de stands spécialisés dans la vente de produits de toute autre nature, tels les téléphones mobiles, les vêtements, les fines herbes, les produits d’entretien...
Dans ces essaims fort mouvementés de citoyens, le livre «s’infiltre» en douce pour retrouver ses «amoureux» avec lesquels les écrivains saisissent au vol l’occasion pour discuter, expliquer, se confier, s’inspirer et répondre à ces lecteurs du jour ou de toujours, pas du tout avares de questions. On voit souvent ces écrivains, sourire aux lèvres, dédicacer leurs œuvres à des clients satisfaits qui n’ont peut-être jamais pensé qu’un jour un livre leur sera dédicacé et vendu par son auteur même, en chair et en os, dans un marché hebdomadaire où toutes les couches sociales se côtoient ! En dépit de la vocation commerciale, par excellence, du marché, on remarque sans difficultés que la relation qui s’établit entre le lecteur et l’écrivain n’est jamais celle de vendeur et d’acheteur et c’est peut-être cela le mystère du livre ! Des relations se tissent et peuvent même aller jusqu’aux amitiés «culturelles», peut-être même plus. Les écrivains en question ont ce mérite historique d’avoir cassé des tabous pour ramener le livre aux «mains propres» de leurs lecteurs pour ensuite leur ouvrir leurs cœurs sur les secrets et les voiles qui couvrent ces œuvres que ces mêmes lecteurs voudraient, par cette rare opportunité, dissiper.
Mais l’aspect majeur, le plus «révolutionnaire» à maints égards est que l’écrivain, retranché dans sa bulle, à mille lieues du peuple, docilement «noyé» dans les grandes villes, se met à l’action et assume si bien son engagement à conquérir ces espaces perdus, à l’instar de tous les autres espaces «publics» à travers l’Algérie, à la seule condition que cette initiative booste tous les autres intellectuels qui ne se sont pas encore démarqués de leur «mode mute», même si la conjoncture actuelle leur impose l’urgence contraire ! Aller vers le peuple, le découvrir, discuter avec lui, partager ses peines et ses joies, connaître ses pensées, voilà le rôle actif d’un écrivain, intellectuel, homme de culture, jaloux de son pays, soucieux de vérité, de sincérité, de sagesse et de la culture de son peuple, loin des réseaux sociaux conformistes, manipulateurs, «assassins» de la pensée, de la spécificité historique et culturelle… et Kateb Yacine (entre autres) en est sur ce plan une intarissable école ! Voilà l’action unique qui pourrait réconcilier en urgence les intellectuels et leur peuple qu’ils ont «abandonnés» depuis belle lurette ! Voilà un vrai gage de confiance entre eux pour construire une conscience nationale, selon les impératifs historiques d’union, de richesse et de diversité tout en allant (conjoncture internationale oblige) à l’encontre de toute tentative de division, d’extrémismes ou d’impardonnable «fitna» quelle que soit son origine.
De ces écrivains, nous déduisons aussi que nous devons apprendre à nous regarder entre Algériens et avec des yeux d’Algériens pour ensuite mieux nous rapprocher, à nous unir et nous aimer comme des frères et sœurs. Pour mémoire, il y a une vingtaine d’années environ, il y avait au marché de Larbaâ Nath Iraten, le célèbre poète errant Si Mouhend Ouyidhir (Sabet Rabah de son vrai nom) du village d’ighil Guefri, dont la poésie coulait à flots dans sa bouche, rassemblait des foules importantes dans les marchés en déclamant des poèmes de sagesse, d’amour, de vie, de guerre, de culture, d’humour… aux «Imsewqen» (ceux qui vont aux marchés). Ses souvenirs lui ont survécu et ses poèmes résistent toujours aux menaces du temps. Qu’il vente ou qu’il pleuve,
Il sillonnait, sans répit, tous les marchés de Kabylie et d’Algérie, mais malgré cela, aucune relève n’en est venue combler le terrible vide qu’il a laissé. Dire que, paradoxalement, notre pays regorge pourtant de poètes et de poétesses, inconnus des espaces publics, pour donner la liberté, source de vie à leur poésie. Nos marchés, pleins de désolation, sont sans charme, sans âmes, sans «sel» qui, plus grave encore, n’offrent plus d’assises au verbe, vidé de sa profondeur, de la portée active de son sens. Un langage de consommation immédiate par des mots éparpillés au gré des vents et de l’insensé qui s’oublient juste à la fermeture des marchés.
Grâce aux poètes algériens comme Mouhend Ouyidhir dans le passé récent et les écrivains qui investissent présentement les marchés, on se réjouit du devoir de croire, enfin, que nos différents marchés seront des lieux de savoir, de culture, du verbe, du règlement des conflits et surtout de vie où notre peuple pourra, au-delà du commerce, nourrir son esprit tout en jouissant pleinement des valeurs de grandeur de notre peuple. Les marchés peuvent bien redevenir des «académies sociales» au sens le plus large, pour peu que les producteurs d’idées et de savoir s’impliquent dans le peuple accablé par la vie, en quête permanente de lumière. Et pour cela, nous souhaitons que le maximum d’écrivains, de peintres, de poètes et d’intellectuels aillent vers le peuple dans le maximum d’espaces populaires, de lieux adéquats à la culture, dans l’Algérie profonde, loin des grandes villes, afin de semer la connaissance, le savoir et l’amour dans notre peuple. Il est bien plus facile à un intellectuel de se déplacer vers un village, que de déplacer tous les citoyens d’un village vers Alger, Oran, Annaba pour rencontrer un intellectuel.
Il est souvent question de centaines ou de milliers de kilomètres, contraintes de la route, transports, restauration non compris !
Kateb Yacine, Si Mohand Oumhend, El Goual éternisé par Alloula ainsi que tous les autres, connus ou moins connus, l’ont compris et assumé malgré les risques et périls, surtout pendant la décennie noire) sont déjà passés par-là. Il vous suffit juste de chercher près de vous les trésors inestimables qu’ils nous ont laissés et par lesquels nous dirons que nous sommes héritiers du verbe pur qui pèse de tout son poids sur le destin de notre pays riche par sa diversité linguistique dans des spécificités culturelles aussi bien nationales que populaires (sans sens péjoratif bien sûr). Nous ne pouvons conclure, sans présenter nos profonds respects à nos chers écrivains (qui se reconnaîtront) pour leur conviction de croire encore en notre peuple et espérons que tous les autres intellectuels, tous domaines confondus, quittent leurs tours d’ivoire, rangent, un temps, leurs claviers et s’investissent de même dans les vastes territoires de l’Algérie profonde qui recèle de trésors si précieux, menacés de disparition ou d’oubli, mal ou pas du tout exploités à bon escient !
Ils ont déjà tout à apprendre du peuple, eux aussi en même temps. Etre intellectuel, c’est avant tout parler directement avec le peuple et l’écouter, dans la langue de ce peuple dans un naturel et une sincérité qui ne peuvent ni trahir, ni travestir, ni mentir en cassant tous les intermédiaires fossoyeurs, nocifs, tout en se débarrassant à jamais d’un certain «paternalisme intellectuel» nourri par la médiocrité sévissant à la longue… nous mènerait droit sur la trajectoire d’un destin exterminateur comme celui des Aztèques par lequel Mouloud Mammeri a tiré, pour nous, toutes les sonnettes d’alarmes et déclenché toutes les alertes. Un intellectuel ne s’invite pas, il se manifeste parce qu’un espace public déserté par la culture est, qu’on le veuille ou non, récupéré par les forces maléfiques de l’ignorance et de tous les extrêmes dont on connaît déjà le triste prix.
Salah Zeggane