Il était un jeune homme frêle, mais déterminé avec les qualités d’un grand, prêt à tous les sacrifices, résume Djamila Bouhired qui l’a bien connu à La Casbah, dont il était un voisin, presqu’un membre de la famille. Il porte allégrement ses 74 ans, avec sa démarche assurée. Truculent, enthousiaste, bon vivant, ainsi le voient ceux qui l’ont côtoyé dans la vie de tous les jours ou lors de ses innombrables sorties en mer, sur son chalutier. «C’est le seul moment peut-être où l’on se sent en paix avec soi-même», explique-t-il avec philosophie. A 74 ans, il en fait dix de moins et semble installé dans son originalité arborant une tenue bien stylée et jeune avec un gilet et un jean délavé. Lui demande-t-on de quel personnage de la guerre il se sent proche, sans hésiter, il cite son ami le commandant Azzedine appelé affectueusement Âmo qui va l’aider à mieux porter un regard sur lui-même. Le commandant témoigne : «Hamid Dali, c’est la mémoire de La Casbah et ses labyrinthes qu’il connaît parfaitement. Très jeune, il a répondu à l’appel. Il faisait partie de l’organigramme du staff de la révolution. Il était en contact avec Si Larbi Ben M’hidi sans qu’il le sache. Il le faisait rentrer et sortir de La Casbah. Il a une expérience extraordinaire. Lorsqu’il a été ‘‘brûlé’’, il est monté au maquis. C’est là que je l’ai connu à la Wilaya IV. Je peux témoigner qu’il avait été muté dans une zone de plaines dont peu de combattants revenaient. On l’appelait la zone des ‘‘partants’’ ou des condamnés. Hamid y a servi en plus de sa fonction de commissaire politique. Sa bravoure l’a amené à effectuer des actions individuelles d’éclat au maquis. Jeune, il avait acquis une maturité politique impressionnante. Blessé et arrêté, il allait être exécuté. C’est par miracle qu’il en a échappé. En janvier 1962, et après avoir démissionné de l’état-major dont j’étais le chef adjoint, j’ai appelé tous les anciens du commando pour organiser le fida et combattre l’OAS. Hamid a ainsi servi dans la deuxième zone qui a contribué à chasser l’OAS de notre territoire. Il était à la tête d’un bataillon de plus de 100 hommes», rappelle le Commandant Azzedine, qui s’est interrogé sur les lamentables postures des pouvoirs qui se sont succédé et qui ont superbement ignoré la Zone autonome nullement représentée à l’ONM de 1962 à nos jours. Âmo décrira cet état de fait par cette formule de dérision mais pleine de sens. «Ils ont voulu écrire l’histoire de la Zone autonome non pas avec un stylo, mais avec une gomme.»
L’Enfant terrible de La Casbah
Ceux qui gênent sont priés d’aller se faire voir ailleurs. Azzedine écopera d’une mise à l’écart sous forme d’une déportation dans le Sud où il sera assigné à une année de prison. «Cela m’a permis au moins de connaître Tamanrasset», ironise-t-il. Hamid est né le 3 juin 1936 à La Casbah. Il a fait l’école Fatah jusqu’à l’âge de 14 ans où ses parents l’orientèrent vers le métier de bijoutier. «Cela ne m’a pas plu, alors j’ai cherché autre chose.» Cet autre chose, c’est l’école technique des maçons carreleurs et faïenciers de Beaulieu à El Harrach. Il en sortira diplômé. Il joue au football à l’ESMA. «J’habitais à Sidi Ramdane Coudiat, et avec des amis, on vendait L’Algérie libre à la criée. On était au début des années 1950, et le messalisme était notre credo. On était déjà imprégnés des idées nationalises. Lorsque la crise du parti éclata, une certaine confusion s’empara de tous. On ne vendait plus les journaux. Un jour Kab et Azzouzi (premier martyr de La Casbah) sont venus me voir pour me dire qu’on allait passer à une seconde étape, qu’il fallait désormais se bagarrer. Je n’avais rien compris, j’avais à peine 17 ans. Mais j’ai été entraîné dans l’engrenage. Je me suis retrouvé dans l’un des premiers groupes armés. On a commis deux attentats. Azzouz et Kab qui se trouvaient dans une échoppe à la rue de Lyon furent ‘‘vendus’’ et arrêtés avec Saïd Touati. Azzouz y laissera la vie. Après, Mustapha Akloul dit Djeta m’a contacté pour faire partie du groupe armé du FLN avec lequel j’ai mené plusieurs actions, dont le mitraillage du bar du Cheval blanc à El Biar, aux côtés de Malek Ben Rabia, Ali la Pointe et Kebaïli. Nous avions exécuté Emile Lopez de la PJ, un capitaine de la légion étrangère et le goal du sporting de Bab El Oued, Garbaniati, sans oublier les opérations de nettoyage contre les messalistes, hostiles à notre mouvement. Début 1956, le groupe démasqué a été dissous. Je suis resté seul. Par l’intermédiaire de Amara Alilou, principal agent de liaison de Yacef, j’ai demandé un laissez-passer pour monter au maquis. Mais le ‘‘front’’ a exigé que je reste à Alger. J’ai entamé un autre travail. On allait à Belcourt pour ramener des bonbonnes et des produits chimiques qu’on déposait dans un entrepôt à l’impasse Kleber avec Boussora Abderahmane et Mustapha Bouchouchi.» Ce type-là tombe toujours ses pieds. C’est un chat, il a sept vies, nous dit Hamid Benkanoun, enfant de La Casbah qui l’avait connu en 1956, lorsque Dali recherché et reconnaissable à sa chemise à rayures arpentait à vive allure les travées de la cité. «C’est moi qui lui ai ramené une chemise unie pour qu’il ne soit pas reconnu», se souvient Benkanoun à peine moins âgé que le téméraire adolescent. Et comme le rappelait Âmo, c’est Dali qui assurait le transfert de Larbi Ben M’hidi, responsable de la Zone autonome, de La Casbah vers l’extérieur. La citadelle était bouclée, encerclée par les barbelés et les points de contrôle. «Avec d’autres militants, Alilou Amara et Dahmane Boussora, on faisait sortir Si Larbi par la boulangerie de Hamid Chibane qui avait une porte qui donnait sur la place de Bab Edjedid et une autre qui descendait vers La Casbah. C’est ainsi que Ben M’hidi était évacué à plusieurs reprises de sa planque.»
Il accompagnait Ben M’hidi sans savoir qui il était
La grève de 8 jours décidée par le CCE a été suivie d’une vague d’arrestations d’une grande ampleur. En mai 1957, Hamid est recherché par la police. Il reste sans rien faire pendant deux mois, sautant de planque en planque, gagné par le doute, vu la suspicion qui s’était emparée de tout le monde. Hamid finira par obtenir son fameux sésame. Un laissez-passer lui est délivré pour aller vers Tablat puis gagner les maquis. Hamid, citadin qui n’a jamais connu la vie dans les djebels, avait des appréhensions non pas vis-à-vis de ce volet, mais par rapport au bus qui le transportait sévèrement contrôlé lors du parcours, surtout depuis la sortie de Larbaâ. A deux reprises, les militaires feront descendre tous les voyageurs, à l’exception de Hamid qui mimera la posture d’un handicapé et sera ainsi épargné. «Bien avant d’arriver à Tablat et à la vue d’une crête, j’ai sauté du car comme un fou. Je me suis senti léger comme une plume et j’ai couru… couru jusqu’à une dechra où un vieil homme m›a accueilli avec un fusil de chasse braqué sur moi. Après explications, il m›a guidé et on a marché jusqu›à Zbarbar. Là, j’ai rencontré un homme formidable, un combattant exemplaire doublé d’un poète révolutionnaire, Abderahmane Laâla du Clos Salembier. C’est là que j’ai appris la fameuse boutade relayée par les djounoud : Rien ne sert de mourir, il faut vaincre et courir.»
Baroudeur à la Wilaya IV
Hamid activera dans la région jusqu’à la fin 1960 où, blessé lors d’une embuscade, il est arrêté à Boudouaou et amené à Aïn Taya chez le lieutenant Montagne où il est soumis à des tortures atroces. «A ce moment-là, on ne sent plus la mort.» C’est un moment où l’émotion semble, de manière imperceptible, le dominer. Le reste du récit est empreint de courtoisie, d’ironie, d’une ingénuité délicieuse. «Au plus fort de la séance de torture, j’ai eu une inspiration divine. A semi-inconscient, une voix me dictait les paroles que je débitais avec une constance inouïe. Pourquoi avais-je souligné le nom de trois harkis sur la liste que les paras ont trouvée sur moi ?» s’étaient interrogés mes bourreaux. «C’était les plus redoutables. Ils s’entraînaient sur un champ de tir et lorsque cet exercice se terminait, ils cachaient leurs munitions, des cartouches sous un peuplier qu’ils me remettaient le soir. Allez vérifier, leur ai-je dit. Les investigations faites ont confirmé mes dires, ainsi que le treillis que je portais, refilé par un camarade et qui s’avérait sortir de la même garnison de ces harkis. Leur sort était scellé, et par miracle j’ai pu échapper à la sentence fatale. C’est Dieu qui m’avait sauvé !» Hamid sortira très affaibli de cette éprouvante épreuve. Cela ne l’empêchera pas de renouer avec l’action, en prenant attache avec Hadj Baha à Kouba où il participe à plusieurs opérations de sabotage. En route pour Tunis, l’escale de Genève le fera revenir à Alger aux côtés du commandant Azzedine pour protéger la population contre les exactions de l’OAS. L’euphorie de l’indépendance aura un goût amer, ternie par la lutte fratricide qui fera lever le peuple aux cris de «7 ans barakat». «Le sang a coulé. Y avait-il quelque chose à libérer ? Les morts dans quelle colonne les a-t-on mis ? On n’en parle pas. Le pouvoir les a occultés. Mais la lutte pour le pouvoir depuis 1962 a sans doute été au cœur de tous les tourments qu›a connus ce merveilleux pays jusqu’au jour d’aujourd’hui...» «En 1965, on était traqués, on dormait rarement chez nous. Moi, j’ai pris mes distances. Ma fierté est de ne pas avoir fait couler une seule goutte de sang de mes frères.» Avec son chalutier, Hamid défiera la mer, de longues années durant, avant de prendre une retraite bien méritée... Il a eu l’élégance des gens qui partent juste avant d’être de trop…