Les Africains ont déclaré fin janvier, au récent sommet de Rome sur la migration, qu’ils ne voulaient plus des promesses européennes vides de sens et qu’ils auraient préféré discuter les propositions finales auparavant l Des sommets parallèles sur le même thème ont eu lieu à Rome et à Benghazi, en présence d’acteurs différents l L’Afrique commence à comprendre les enjeux.
La question de la migration a constitué le tremplin idéal pour que les officiels africains osent sortir de leur torpeur et dire qu’ils ont «marre» des promesses rarement tenues, et ce, dans le congrès de Rome auquel le gouvernement italien a appelé les 29 et 30 janvier 2024.
Pour une fois, la critique n’émane pas de dirigeants connus pour leur ton contestataire, mais, plutôt, du président de la Commission de l’Union africaine, le Tchadien Moussa Faki Mahamat, qui a dit dans son intervention que «les pays africains auraient préféré être consultés au préalable concernant les projets envisagés et qu’ils ne voulaient plus de promesses rarement tenues».
L’hôte du sommet, la cheffe du gouvernement italien, Giorgia Meloni, a reconnu qu’elle avait peut-être commis «une erreur» en décrivant précisément les projets pilotes, proposés pour les pays pourvoyeurs de migrants irréguliers, dans son discours d’introduction et, avant les discussions avec la partie africaine. Mme Meloni a toutefois tempéré en précisant que le sommet a néanmoins permis aux dirigeants africains de disposer d’un premier aperçu de la philosophie italienne, sur la question de la migration, étayée par des exemples concrets et appelée à être mis en œuvre dans le cadre d’un partenariat.
Les observateurs voyaient venir l’Italie sur cette question migratoire depuis les multiples navettes en juin/juillet derniers de sa première ministre Giorgia Meloni en Tunisie, conclues le 16 juillet à Tunis par un mémorandum d’entente entre la Tunisie et l’UE, en présence de la présidente de la commission européenne Ursula Von Der Leyne et du premier ministre hollandais Mark Rutte. Giorgia Meloni a jubilé à la signature en croyant avoir convaincu le président tunisien Kais Saïed de son approche en ventilant les ressources allouées au plan Mattei sur le développement des pays pourvoyeurs de migrants et que cela devrait être le début d’une série de pareils accords. Le mémorandum comportait huit points dont, notamment, la migration et la mobilité qui parlait de contrôle des frontières.
L’Europe cherchait surtout à retenir les migrants à la rive sud de la Méditerranée. En contrepartie, ledit accord promettait à la Tunisie un appui budgétaire de 150 millions d’euros. Toutefois, et à la surprise des Européens, Mme Meloni en tête, les discussions pour la mise en marche pratique du mémorandum ont abouti au désistement de la Tunisie et son renvoi début octobre des 60 millions d’euros, envoyés deux semaines plus tôt par l’UE sous forme d’avance.
Le Président Saïed avait alors dit «refuser l’aumône», allusion aux 150 millions d’appui budgétaire. Saïed annonçait déjà le ton contestataire de l’Afrique, remarqué ultérieurement dans le Sommet de Rome. L’Afrique ne veut plus de «des promesses vides de sens», en reprenant les termes du président de la Commission de l’Union africaine. Les Africains ont compris que le nouveau ton de l’Europe émane des revirements du Burkina, Mali et Niger, où les nouveaux régimes militaires avaient déjà chassé la France et annoncé, dimanche 28 janvier, leur retrait «sans délai» de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao). L’Occident voulait réagir à ces développements nés de l’influence croissante sur le continent des nouvelles puissances que sont la Chine, la Russie, la Turquie, l’Inde et, même, le Japon.
Liens solides
Dans son discours à Rome, le président tunisien Kaïs Saïed n’a pas été tendre envers les pays du Nord, aussi bien pour leur silence odieux concernant ce qui se passe en Palestine occupée que leurs agissements antérieurs en Afrique. «Nombreux sont les sommets, mais tous les dirigeants du Nord veulent servir de locomotives alors que les pays africains sont des chars ballotés, tantôt dans un sens tantôt dans l’autre», a-t-il souligné. Pourtant, rappelle-t-il, l’Afrique détient le tiers des richesses sous-terraines mondiales. Néanmoins, Saïed a fait un clin d’œil à la première ministre italienne en évoquant «une nouvelle pensée et une approche différente, rappelant les déceptions et les douleurs du passé et annonçant un nouvel avenir basé sur le traitement méthodique des problèmes».
Sur le terrain, la Tunisie a laissé faire la très officielle ONG le Croissant-Rouge tunisien poursuivre sa coopération avec l’Organisation internationale de la migration (OIM), dans le rapatriement de 2557 migrants irréguliers vers leurs pays respectifs courant 2023 avec des fonds de l’Union européenne. Il est donc clair qu’à l’instar du grand frère algérien, le président Saïed mise sur un lien solide Rome-Tunis. Néanmoins, cet axe tarde à donner ses fruits puisque, d’une part, le nombre de migrants vers Lampedusa est passé de 105 000 en 2022 à 158 000 en 2023, dont près des deux-tiers en provenance des côtes tunisiennes.
D’autre part, Tunis attend toujours une bouffée d’oxygène salvatrice pour son budget en provenance de l’UE, notamment de l’Italie, qui ne cesse d’affirmer sa solidarité.
Le ministre italien des Affaires étrangères, Antonio Tajani, a régulièrement déclaré ces derniers temps, aussi bien durant ses multiples passages à Tunis que lors des réunions de l’UE, que son pays ne laisserait pas chuter l’économie tunisienne vers la Banqueroute, ce qui signifierait le déferlement de migrants vers les côtes de la péninsule. Il s’agit, toutefois et jusque-là, de simples promesses à réaliser, aussi bien pour Tunis que pour les pays subsahariens, ce qui n’est pas le cas pour Alger, qui est désormais l’un des principaux fournisseurs en gaz naturel de la péninsule.
Sommets parallèles
L’intérêt à cette question migratoire est partagé sous plusieurs angles et avec des intérêts parfois contradictoires. Ainsi, Rome et Benghazi ont également vécu les 29 et 30 janvier aux rythmes de deux autres sommets parallèles sur la migration. D’une part, à Rome et à deux pas du sommet de Méloni, des législateurs italiens, issus des partis verts et de l’opposition, ont organisé une contre-conférence à la Chambre basse du parlement italien pour critiquer le plan Mattei qu’ils considèrent comme une «boîite vide» néocoloniale visant à exploiter, sous une autre forme, les ressources naturelles de l’Afrique.
Les détracteurs du plan Mattei estiment que l’Italie, lourdement endettée, ne peut espérer rivaliser avec des pays comme la Chine, la Russie ou les Etats du Golfe, qui cherchent tous à renforcer leur présence en Afrique, continent doté d’une abondance de ressources naturelles. Ils ajoutent que la dotation initiale annoncée de 5,5 milliards d’euros, sur quatre ans, ne pèse rien face aux projets parallèles. Par ailleurs, une quarantaine d’ONG africaine ont signé un communiqué commun pour dire que «le sommet de Rome ne permet que d’accroître l’accès de l’Italie au gaz fossile africain au profit de l’Europe et de renforcer le rôle des entreprises italiennes dans l’exploitation des ressources naturelles et humaines de l’Afrique».
D’autre part, et sur une autre tribune, cette fois à Benghazi, le président du parlement africain, Fortune Charumbira, était l’invité du gouvernement de Oussama Hammed, nommé par le parlement libyen. Fortune Charumbira ainsi que le ministre de l’Intérieur du Niger et d’autres ONG et personnalités africaines, représentant l’autre son de cloche, étaient là pour dire que «les pays africains refusent de jouer le rôle de policier sur les frontières sud de l’UE».
Leur communiqué final est revenu aux diverses conventions internationales, signées par l’Union africaine, pour réclamer «l’harmonisation des positions des pays africains et l’innovation dans la recherche de nouvelles solutions permettant le développement des pays pourvoyeurs de migrants». En conclusion, le communiqué a appelé à «la tenue d’un sommet africain sur la migration pour établir une stratégie unifiée et une approche commune face à l’Europe».
Tunis
De notre correspondant Mourad Sellami