La distance nous semblait nécessaire pour comprendre les significations attribuées par la population à la vaccination. Il ne s’agit pas de se focaliser sur la question de la santé publique au cœur de la vaccination, mais d’insister sur les logiques de défiance des populations à l’égard des normes sociosanitaires dominantes. Notre posture n’est pas d’ordre prescriptif et normatif, en souhaitant questionner – au-delà de notre conviction sur la nécessité du vaccin – les rapports sociaux au cœur de la vaccination.
L’article en question vise à enrichir une première étude «Dire et faire les vaccins anti-covid en Algérie» réalisée entre avril et juin 2021 (Mebtoul, 2021). Elle nous a permis de nous entretenir à la fois avec les médecins des différentes structures étatiques de soins et la population d’Oran, pour tenter de mettre au jour leur façon de se représenter les vaccins. Même si les données qualitatives de cette période ne sont plus d’actualité dominée par la disponibilité du vaccin et le peu d’attrait, la peur, la méfiance et les doutes d’un nombre important de personnes face au processus vaccinal, des éléments invariants semblent importants à rappeler. La quête constante de sens et de soins des personnes a été mise en exergue depuis la décennie 80 par les anthropologues de la maladie (Augé, Herzlich, 1984).
La santé, la maladie, la médecine ne représentent pas des dimensions autonomes de la société caractérisée par son incessante production sociale (Godelier, 2015). Les invisibilités sociales, les résistances, l’ancrage de représentations sociales, les croyances, les rapports à la science, les histoires complexes et contradictoires à l’ordre médical sont réinterprétées par les populations.
Si le regret et la colère sont perceptibles parmi certains agents sociaux souhaitant l’instauration d’une discipline collective vis-à-vis des mesures préventives (masques, vaccination, etc.), la réalité socoiosanitaire est plus poreuse. Elle est marquée par des frontières morales (Dubet, 2009) entre ceux qui sont «conscients» et les «autres» étiquetés rapidement «d’ignorants». Il est pourtant loisible d’observer la persistance et la complexité qui structurent représentations sociales des personnes distantes des prescriptions médicales. Leur compréhension ne peut pas se limiter à la reproduction de la dimension morale et moralisante bien insuffisante pour éliminer les différents sens attribués à la vaccination.
Les médecins et les responsables de la santé participant à la construction du processus décisionnel ou confrontés directement à la Covid-19 sont pourtant contraints d’adopter le statut d’entrepreneur moral (Freidson, 1984), rappelant sans cesse, mais en vain, les risques liés à la pandémie et les mesures de prévention adéquates pour tenter d’y faire face. Force est de relever leurs difficultés de maîtriser l’effet sociétal qui conjugue à la fois le pluralisme médical, les influences sociales multiples (on m’a dit que...), la méfiance des patients anonymes évoquant leurs expériences de soins dominées notamment par l’errance sociale et thérapeutique. Il semble enfin difficile d’occulter la puissance cognitive des réseaux sociaux qui pénètrent en profondeur l’espace familial. Ces éléments structurels imprègnent les façons de dire et de faire des acteurs sociaux dans la société. Essayons de préciser de façon plus concrète les rapports de méfiance des médecins et des populations à la vaccination.
Scepticisme du personnel de santé
Le scepticisme du personnel de santé nous a semblé récurrent au moment de l’enquête. Même si les vaccins n’étaient pas en nombre suffisant, nous étions loin d’observer un engouement profond des professionnels de santé pris dans le piège de la verticalité du processus vaccinal, conduits souvent à questionner de façon critique les «campagnes» vaccinales menées davantage, disent-ils, dans une «logique de pression administrative peu adaptée aux attentes des populations» (un médecin généraliste).
Les hésitations du personnel de santé de l’hôpital ne s’apparentent pas à un refus radical de la vaccination, mais plutôt à des attitudes de méfiance liées à la peur des effets secondaires et à l’efficacité «douteuse» selon certains d’entre eux, des vaccins produits dans un délai trop court pour leur permettre d’accorder leur confiance aux vaccins. L’incertitude scientifique est aussi questionnée par certains médecins, ce qui les conduit à un attentisme qui consiste à prendre le temps d’observer les personnes vaccinées. Face à l’inconnu, il fallait attendre que les plus courageux ou ceux qui sont d’emblée convaincus qu’il faut se faire vacciner pour franchir le premier pas, donc attendre les résultats des «cobayes qui se sont lancés au début dans l’aventure vaccinale» (médecin du travail, en charge de la vaccination,).
Les sociologues Jeremy K. Ward et Patrick Peretti-Watel (2020) montrent que les hésitations vaccinales en France concernent davantage les agents détenteurs d’un capital culturel élevé, leur permettant de s’inscrire dans ce que les auteurs nomment le «santéisme», c’est-à-dire la posture consistant à questionner de façon critique le fonctionnement des institutions sanitaires mais aussi les incertitudes scientifiques, en rappelant que le contexte sociosanitaire français durant ces dernières décennies a été dominé notamment par les problèmes du sang contaminé, de la vache folle et le médicament médiator, etc. La prudence et la peur des médecins spécialistes du travail responsables de la vaccination a pu être notée durant les premiers mois : «Nous téléphonons par nos propres moyens aux collègues qui ont accepté de se faire vacciner pour leur demander le soir même de leurs nouvelles» (médecin spécialiste du travail).
Il serait pourtant réducteur de s’en tenir à une sociologie spontanée. Celle-ci oppose la science aux discours profanes. Pourtant, cette frontière entre la science, et le social ne semble pas correspondre à l’activité scientifique au quotidien des chercheurs, bien décrite par les sociologues de la science (Latour, 1984).
Ils montrent les incertitudes et les tensions au cœur de la science en train dans la société. «En renvoyant les controverses sociotechniques à une opposition entre experts et profanes, cette vision occulterait la réalité des incertitudes sur ces sujets et la dimension politique des choix technologiques et scientifiques» (Ward et Peretti-Watel, 2020).
Les champs scientifiques ne s’extériorisent pas de la société. Ils sont soumis à une concurrence entre les différents acteurs scientifiques, économiques et politiques. Les chercheurs quels que soient les efforts et le mal qu’ils peuvent se donner (Becker, 2020) pour accéder à des résultats probants sont dépendants des investissements que les différents pouvoirs économiques ou politiques peuvent consentir ou non pour la réalisation de leurs différentes expérimentations. Nathalie Coutinet (2021), économiste de la santé, insiste sur la hiérarchisation des dépenses réalisées par les industries pharmaceutiques. La priorité est donnée à ses actionnaires, tout en consacrant plus d’argent au marketing – y compris le lobbying - qu’à la recherche développement (Le Monde, du 7 et 8 février 2021).
Un espace de recherche ne disposant pas d’eau refaçonne de façon très négative la science qui plonge dans l’incertitude face à l’impossibilité du chercheur de maîtriser son environnement physique et social immédiat qui a un impact décisif sur les résultats de sa recherche. Pour certains médecins, la méfiance à l’égard du processus vaccinal s’articulerait à une exigence de plus de science. «Je ne suis pas convaincu par les vaccins du fait d’un argent fou qui a été investi et du temps extrêmement rapide dans la fabrication des vaccins en série. Je m’interroge aussi sur leurs limites et les possibles anomalies scientifiques…» (médecin du travail).
L’opposition simpliste (pour et contre les vaccins), occulte les multiples nuances exprimées par les uns et par les autres, formulées parfois sous forme de questions qui restent sans réponses, suscitant le doute vaccinal. D’autres médecins refusent d’énoncer des mots sur leurs doutes, se limitant à dire : «Je ne fais pas le vaccin», sans plus… L’éthique de conviction prégnante au début de la vaccination, s’estompe et se fragilise, butant sur les conditions sociales de travail anomiques des praticiens de la santé, prégnantes dans ce chapiteau : «Ce n’est pas un endroit pour travailler. Personne n’est venu nous voir pour s’enquérir de nos conditions de travail : pas de ventilateurs, pas d’eau pour boire.
Au début, le wali est venu le premier pour inaugurer le lieu, et après, c’est fini ! Ils nous ont laissé tomber. Avant, je pouvais rester jusqu’à 15h, maintenant à 12h, je pars parce qu’il fait trop chaud» (femme, médecin généraliste, polyclinique, Oran). Les profondes ruptures entre les acteurs sociaux, la faible prise en compte de leur contraintes du quotidien, l’absence de médiations sociopolitiques crédibles, reconnues et autonomes (Mebtoul, 2021), sont autant d’éléments à l’origine des malentendus, des hésitations et des replis observés dans la population qui privilégie l’entre soi familial.
La famille : un médiateur incontournable
La famille, loin d’être une simple «cellule de base» passive, est une institution sociale qui produit quotidiennement de la santé (choix du thérapeute, administration des traitements, travail invisible de santé au quotidien non reconnu, contribution importante aux dépenses de santé, etc.). Elle se substitue en partie aux structures de santé (Cresson, Mebtoul, 2010), en «s’habillant» du statut de groupe organisateur de soins. Premiers informateurs et conseillers, les proches parents sont aussi incontournables dans le processus vaccinal.
Par Mohamed Mebtoul , Sociologue
(A suivre)