«Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde.» Albert Camus
Invité à participer au colloque «Oppositions intellectuelles à la colonisation et à la guerre d’Algérie», j’ai accepté d’y intervenir pour parler de l’engagement des enseignants contre la guerre, et après échange avec les organisateurs, j’ai souhaité traiter particulièrement de trajectoires emblématiques d’universitaires qui avaient exercé en Algérie avant et après l’indépendance (André Mandouze, Jacques Peyregua et Jean Leca).
Au centre de la réflexion, je souhaitais aborder quelles étaient les causes et les raisons, les circonstances, les modalités et formes des basculements du côté des opprimés.
A cet égard, la problématique initiale du colloque, telle d’ailleurs que la confirme le titre même du colloque, me semblait très claire. Il s’agissait en effet de rendre compte des oppositions des intellectuels entendus au sens large, à la guerre d’Algérie et plus généralement au colonialisme. Or, l’introduction de personnalités dont les positions ont été pour certains fortement ambiguës (Tocqueville, Urbain, Tillion, Camus, Aron) et pour d’autres, clairement affichées pour la colonisation et la répression (Soustelle) a changé la philosophie globale du colloque.
En effet, un colloque académique, dont la problématique aurait été plus claire, proposant par exemple comme titre «Les déchirements intellectuels à propos de la guerre d’Algérie» ou prenant en compte plus explicitement, aussi bien les opposants à la guerre et au colonialisme, que les partisans de la colonisation et de l’Algérie française, avec un débat ouvert, aurait été sans doute plus franchement clivant, mais aurait eu le mérite dans le contexte délétère actuel, de mieux éclairer les travestissements désinhibés de l’entreprise coloniale et d’une guerre où la répression a revêtu les formes les plus intolérables d’atteintes aux droits humains.
Les personnalités dont je souhaitais parler, ont défendu l’honneur d’une certaine France et n’auraient sans doute pas pardonné, pour ceux décédés, que leurs noms soient associés à ceux qui ont fait de la répression, leur seul argument et arme.
Le colloque envisagé ne me semblait pas pourtant, participer au départ, d’une volonté de tenir «les deux bouts», ni de se placer à équidistance des radicalismes, mis au même niveau, entre dominants et dominés, mais d’aller au-delà «du conformisme et du pâle libéralisme» de certains positionnements, selon le mot de Jacques Derrida, qui expliquait ainsi la complexité de certains engagements de Français d’Algérie qui n’ont pas été seulement des soutiens mais qui se sont impliqués dans la lutte des Algériens.
L’intrusion de personnalités partisanes de la répression dans le programme complet et définitif reçu tardivement, change la perspective d’approche et peut être comprise par un large public, comme une tentative de révisionnisme historique qui n’est pas clairement assumée.
Sans doute, ne suffit-il pas d’un seul colloque pour parler de certaines figures dont l’engagement contre la guerre a été incontestable. Il est vrai que l’on ne peut pas traiter du cas de toutes les personnalités connues et moins connues.
Mais la mise en avant de thuriféraires affirmés de la colonisation et d’acteurs de la répression, et «l’oubli» ou l’absence d’évocation (même sous la forme de citation de leurs seuls noms en ouverture du programme et du colloque) de certaines personnalités emblématiques, allant de l’extrême gauche à la droite libérale en passant par des humanistes, des chrétiens, des juifs ou de simples citoyens, mobilisés contre la guerre et contre «l’innommable», à l’exemple de Monseigneur Duval, de l’abbé Bérenguer, de Pierre Chaulet, d’Alice Cherki, d’Annie Steiner, de Paul Teitgen, du général Jacques Paris de la Bollardière, Yves Dechezelles, Henri Curiel, Joseph Claude Sixou ou des instituteurs (trois «européens» - Marcel Basset, Robert Eymard, Max Marchand - et trois algériens – Salah Ait Aoudia, Mouloud Feraoun, Ali Hammoutène) assassinés à la veille de l’indépendance par les commandos de l’OAS, interroge sur les présupposés politiques d’une telle rencontre, qui met au-devant de la scène, un des fondateurs de cette criminelle organisation, Jacques Soustelle.
Sans parler de Sartre grand absent de ce colloque, face à Camus qui y a une belle place, ce qui remet à l’ordre du jour la fameuse phrase de l’après-guerre «avoir tort avec Sartre, plutôt que raison avec Aron», formule qui peut être finalement revendiquée et clairement assumée ici, en perspective des dérives de ce qu’a été la guerre d’Algérie, sous une nouvelle forme souvent transgressée, celle de plutôt «avoir tort avec Sartre, que raison avec Camus !».
Aussi bien, chers collègues, je ne peux en toute conscience, participer à un colloque dont les présupposés, les objectifs, les critères de choix des catégories et personnalités retenues, n’ont pas été clairement définis, (où en effet, les différences de situations et de contraintes, entre intellectuels «européens» d’Algérie, «musulmans» et métropolitains, n’ont pas été toujours du même ordre) affichés et assumés et qui me semble pour le moins, tenter de faire valoir in fine un faux équilibrisme entre des mémoires profondément antagonistes.
En tous les cas quelque peu en porte-à-faux d’une reconnaissance de l’engagement de certains acteurs qui ont été à l’égal des « Justes ».
Aissa Kadri (Professeur honoraire des universités)