Cocaïne sud-américaine et violence des cartels : Déferlante sur l’Europe

17/01/2023 mis à jour: 05:22
AFP
691
L’essentiel de la cocaïne sud-américaine traverse l’Atlantique dans des conteneurs maritimes. Contrôle douanier au port de Rotterdam

Un c’est 70, deux c’est 120.» Le livreur présente quelques boulettes à la jeune femme qui l’a rejoint au bas de son immeuble du très chic VIe arrondissement de Paris. Sous le plastique, de la cocaïne venue tout droit d’Amérique du Sud. 

Ce soir, la cliente se contentera d’un seul gramme. Sitôt empochés les 70 euros, Hassan (prénom modifié) enfourche son scooter et file vers sa prochaine livraison. «C’est comme tous les livreurs à domicile, ceux qui ‘speedent’ avec des courses ou des sushis», s’amuse le jeune dealer, «je reçois des commandes et je tourne dans Paris». Dans la capitale française, comme dans la plupart des grandes villes européennes, la «coke» coule à flots. Quelques dizaines de minutes suffisent pour en prendre commande sur une messagerie cryptée type WhatsApp ou Signal et la faire porter chez soi comme une pizza. En matière de stupéfiants aussi, «l’ubérisation» a révolutionné le marché. «Les consommateurs préfèrent passer par une plateforme (de messagerie) et se faire livrer en bas de chez eux par un mec qui ressemble à un Deliveroo», décrit la commissaire Virginie Lahaye, cheffe des «stups» parisiens. «C’est beaucoup plus facile que d’aller dans un coin un peu sordide en banlieue.» En 2021, quelque 3,5 millions d’Européens ont goûté au moins une fois à la cocaïne, selon l’Observatoire européen des drogues et toxicomanies (OEDT). Un niveau «historique», quatre fois supérieur à celui mesuré il y a vingt ans. La demande de poudre blanche suit la même progression que l’offre. Vertigineuse. Le volume des saisies sur le Vieux Continent, seul baromètre officiel en la matière, a battu un nouveau record en 2021 avec 240 tonnes, selon l’Office de police européen (Europol), contre 213 tonnes en 2020 et 49 dix ans plus tôt. 2022 s’annonce encore meilleure : 162 tonnes ont été saisies l’an dernier dans les seuls ports d’Anvers (Belgique) et Rotterdam (Pays-Bas), selon les douanes des deux pays. «Un tsunami», résume le patron de la police judiciaire fédérale belge, Eric Snoeck. Depuis que les barons de la drogue ont fait de l’Europe une priorité au début des années 2000, les dizaines de milliards de dollars de profits générés par ce marché y nourrissent une corruption à grande échelle et une criminalité hyper-violente inspirée de celle qui sévit en Amérique du Sud. «Les enjeux financiers sont tels que les organisations criminelles ont importé sur notre sol les méthodes des cartels: règlements de comptes, enlèvements, tortures», décrit la cheffe de l’Office antidrogue français (Ofast), Stéphanie Cherbonnier. Les grands ports d’Europe du Nord sont aujourd’hui gangrenés par les violences de mafias locales qui déstabilisent de vieilles démocraties comme la Belgique ou les Pays-Bas. Jets de grenades ou fusillades de rues à Anvers, assassinats à Amsterdam, projets de rapts de personnalités politiques dans les deux pays cet automne, les trafiquants menacent l’ordre public et ébranlent toute la société. Au point que la Belgique pourrait bientôt être «qualifiée de narco-Etat», avertissait en septembre le procureur général de Bruxelles, Johan Delmulle.

Incontournable coca

Le périple de la cocaïne débute à des milliers de kilomètres de là. Sur les pentes des hauts-plateaux de Colombie, du Pérou et de Bolivie, poussent les feuilles dont est extraite la drogue popularisée au XIXe siècle par Sigmund Freud et une poignée de chimistes européens pour ses vertus médicinales. Dans la région du Catatumbo (nord-est de la Colombie), la coca a pris depuis belle lurette la place des cultures vivrières. C’est grâce à elle que José del Carmen Abril nourrit sa famille de huit enfants. «La coca (...) a remplacé le gouvernement qui n’est jamais venu par ici», commente, chapeau de paille sur la tête, ce père de famille de 53 ans. «Avec elle, nous avons pu construire des écoles, des centres de santé, des routes et des habitations.» Dans un pays où le salaire quotidien minimum ne dépasse pas 7 dollars, un planteur de coca peut en gagner cinq fois plus. Plus de 200 000 familles colombiennes récoltaient de la coca en 2018, selon l’ONU. Les milliards de dollars dépensés depuis des décennies par Bogota et son principal soutien Washington dans leur «guerre contre la drogue» n’y ont rien changé : la production n’en finit pas de croître. Elle a même battu un record historique en 2021 : 1400 tonnes de poudre produites contre 1228 tonnes l’année précédente, selon l’Office des Nations unies contre la drogue et la criminalité (ONUDC). Une hausse de 14%. Les experts estiment à plus de 2000 tonnes le volume total de cocaïne proposé sur le marché mondial en 2021. Producteur de coca, José del Carmen Abril y a pris sa part. Mais il refuse d’être taxé de «narco». 

Cartels mexicains

Les paysans comme lui sont «des paysans qui récoltent (...) et n’ont pas de salaire minimum», se défend-il. Les trafiquants, eux, «se font combien de millions avec un kilo de cocaïne ?» Une fois récoltées, ses feuilles sont confiées à des chimistes qui les mélangent à de l’essence, de la chaux, du ciment et du sulfate d’ammonium pour obtenir une pâte blanche vendue dans le Catatumbo autour de 370 dollars le kilo. Cette pâte est ensuite enrichie dans d’autres laboratoires d’un cocktail d’acides et de solvants pour devenir la «coke». Pure, son prix a passé la barre des 1000 dollars le kilo.

La Colombie fournit à elle seule les deux tiers de la cocaïne mondiale. Mais la chute des cartels de Medellin et Cali au milieu des années 1990 et l’accord de paix signé en 2016 avec la guérilla marxiste des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) ont bouleversé le marché. Simples intermédiaires à la fin du siècle dernier, les Mexicains ont profité de l’atomisation de leurs rivaux colombiens pour arracher le contrôle quasi total du secteur, du financement de la production à la supervision des exportations. Longtemps, les cartels de Sinaloa ou de Jalisco ont privilégié leur marché «naturel», les Etats-Unis. Ils visent désormais en priorité l’Europe, où la consommation flambe. Europol y évalue aujourd’hui le marché annuel de la vente au détail de cocaïne entre 7,6 à 10,5 milliards d’euros. «Le marché US est saturé et la coke se vend en Europe à un prix 50 à 100% supérieur», décrypte le patron du renseignement douanier français, Florian Colas. «Autres avantages pour les trafiquants, le risque pénal est sans doute moins dissuasif en Europe qu’aux Etats-Unis et les options logistiques sont multiples entre les deux continents.» Comme 90% du commerce mondial, l’essentiel de la «blanche» traverse l’Atlantique dans des conteneurs maritimes, dissimulée dans des cargaisons parfaitement légales de bananes, de sucre en poudre ou de conserves. Le reste circule en avion dans les valises ou les intestins de «mules» qui embarquent à Cayenne, en Guyane française, pour Paris. Quand elle ne se faufile pas au fond des mers à bord de sous-marins ou de submersibles téléguidés, comme ceux saisis en juillet dernier par la police espagnole. Au début des années 2000, les Mexicains avaient établi leur tête de pont européenne sur la Costa del Sol espagnole, un des nœuds du trafic de cannabis marocain. L’arrestation quelques années plus tard de plusieurs «barons» et surtout l’explosion du transport maritime les a convaincus de réorienter leur trafic vers les principaux ports à conteneurs du continent, dans le nord de l’Europe. 

Embarqués dans le port brésilien de Santos, tenu par la mafia de Sao Paulo, celui de Guayaquil en Equateur, en Colombie, au Panama ou au Pérou, les pains de «neige» cinglent vers Anvers, Rotterdam, Hambourg (en Allemagne) ou Le Havre (en France). «C’est par là que passe l’essentiel de la drogue destinée à l’Europe», détaille la directrice adjointe des douanes françaises, Corinne Cléostrate. «Certaines cargaisons font étape aux Antilles. D’autres filent vers les Balkans ou transitent en Afrique de l’Ouest, avant de remonter vers l’Europe.»

Mafias européennes

Ces routes sont gérées selon un «business plan» bien rodé. Les cartels mexicains vendent «leur» produit aux multinationales européennes du crime. Parfois via des courtiers qui répartissent les cargaisons, collectent leur financement et mutualisent les pertes en cas de saisie. «Ces organisations criminelles peuvent être concurrentes», observe la policière Stéphanie Cherbonnier. «Mais elles créent aussi des alliances car elles doivent unir leurs compétences, leur savoir-faire, pour faire rentrer la drogue.» 

«Mocro-maffia» d’origine marocaine aux Pays-Bas et en Belgique, pègre albanaise, serbe ou kosovare et Ndrangheta calabraise se répartissent le marché selon leur localisation et leurs spécialités (logistique, protection, blanchiment...). Ces groupes pilotent la réception de la drogue dans les ports, confiée à des «petites mains» du cru au nom d’un strict cloisonnement des tâches. 

Leurs moyens sont considérables car le trafic de cocaïne offre une rentabilité sans pareil : le kilo acheté 1000 dollars en Amérique du Sud est vendu 35 000 euros en Europe. Une fois sortie des ports et coupée - jusqu’à 40% - la marchandise est vendue au client autour de 70 euros le gramme. 

Un bénéfice qui autorise toutes les corruptions. 

Dockers, agents portuaires ou chauffeurs-routiers, douaniers et policiers parfois, sont achetés pour laisser les «petites mains» récupérer le butin dans les conteneurs. Au Havre, décrit un policier français, les 2200 dockers qui règnent en maîtres sur les piles de conteneurs rouges, bleus ou verts entassés sur ses quais, sont devenus les complices préférés et souvent obligés des trafiquants. Ces dernières années, plusieurs ont été condamnés en France à des années de prison ferme pour avoir «collaboré». 

L’un d’eux a décrit à son avocat l’engrenage qui l’a plongé dans le trafic : «Avant, je récupérais des cartouches de cigarettes ou du parfum pour les revendre. Ça me rapportait 200 à 300 euros par mois. Puis un jour, des mecs nous ont demandé de sortir des sacs. Ils nous ont offert 1000 euros le sac. Ça a commencé comme ça...» Certains dockers leur prêtent un badge pour entrer sur le port, d’autres déplacent un conteneur chargé de drogue hors du champ des caméras ou «autorisent» la sortie d’un autre. A Rotterdam, le plus grand port d’Europe, policiers et douaniers ont surpris des petits soldats du trafic cachés dans des «conteneurs hôtels» avec vivres et couvertures pour attendre l’arrivée d’un chargement de cocaïne. Le «ticket de sortie» d’une «boîte» - un conteneur - peut se monnayer jusqu’à 100 000 euros au Havre où, confesse un douanier, «on ne contrôle que 1% des conteneurs parce qu’on n’a pas les moyens de faire plus»

Copyright 2024 . All Rights Reserved.