La prolifération des méduses en Méditerranée s’est accentuée depuis le début les années 2000. Si ce phénomène était plus ou moins cyclique par le passé, cela ne semble plus le cas aujourd’hui et ce n’est pas sans conséquences sur l’environnement. Explications !
La prolifération des méduses sous entend que leur période de reproduction est de plus en plus étalée dans le temps. Cette multiplication est un indicateur sérieux quant à la modification de la biodiversité marine méditerranéenne au cours de ces dernières décennies», affirme Samir Grimes, expert en environnement et développement durable et professeur des universités à l’École nationale supérieure des sciences de la mer et de l’aménagement du littoral.
En effet, de plus en plus de travaux scientifiques considèrent que la prolifération des méduses conduit progressivement à une colonisation par ces espèces de plus en plus de zones marines un peu partout dans le monde. «Ces méduses entrent alors en compétition avec les poissons pour la nourriture, se nourrissant aussi des larves de ces poissons et finiront selon une trajectoire intensive par modifier de manière substantielle la structure de la biodiversité marine», craint le spécialiste.
Si les explications et preuves scientifiques sur ces explosions sont éparses et pas toujours convaincantes, pour Farid Derbal, enseignant-chercheur, chef du département des sciences de la mer à l’université Badji Mokhtar de Annaba, l’explication la plus plausible qui expliquerait ces pullulations irrégulières de méduses, non seulement en période chaude mais à tout moment de l’année, est liée au réchauffement des eaux avec des conséquences indirectes sur leur cycle de vie et la disponibilité des ressources trophiques. Il faut savoir qu’en situation habituelle, le cycle de développement des méduses coïncide avec celui du plancton, la nourriture de base des méduses.
Les petites méduses se développent normalement au printemps lorsque le plancton est disponible en abondance puis deviennent ensuite adultes en été. «Mais avec le réchauffement des eaux, les ‘‘blooms’’ planctoniques deviennent de plus en plus précoces (automne) avec des répercussions inéluctables sur les proliférations de méduses dès la période hivernale», explique le chercheur. D’ailleurs, dans son dernier rapport spécial, publié en 2019, le groupe d’experts du climat (GIEC) a précisé que le réchauffement de l’eau et les bouleversements de la chimie de l’océan perturbent déjà les espèces à tous les niveaux du réseau alimentaire océanique, ce qui a des répercussions sur les écosystèmes marins et les populations qui en dépendent.
De son côté, M. Grimes explique que le réchauffement des masses d’eau marines de surface va affecter la bio géochimie et donc la circulation des masses d’eau, la modification du sens des courants et leur intensité, l’acidification des eaux marines et donc va engendrer une modification de la structure, de l’organisation et du fonctionnement de la biodiversité marine.
«Comme la reproduction des espèces marines est largement conditionnée par la température des eaux marines, qui affecte la maturation des produits génitaux, leur émission et leur fécondation, surtout pour les espèces à fécondation externe, des écarts importants dans la température provoqueraient une perturbation du cycle de reproduction des espèces sensibles à ces variations», ajoute M. Grimes. Précisant que si ces variations deviennent récurrentes et intenses, l’impact pourrait être plus fort et provoquer la stérilité des espèces, leur migration ou d’autres perturbations endocriniennes.
Déferlement
Par ailleurs, M. Derbal estime que ces éléments associés à d’autres facteurs environnementaux et anthropiques tels que les élévations de la température et de la pression atmosphérique, l’action des courants et des vents catabatiques violents, les faibles pluviométries, l’acidification des océans, la diminution des prédateurs de méduses par l’action abusive de la pêche ou de la pollution, la capacité d’adaptation de ces créatures aux bouleversements environnementaux, le déséquilibre des cycles naturels «prédateur-proie» sont autant de facteurs favorisant le déferlement soudain de centaines et de milliers d’adultes sur les plages, notamment en période estivale. L’homme aurait donc une part de responsabilité envers ces pullulations de méduses qui ne sont pas sans conséquences sur le maintien en équilibre des écosystèmes marins et indirectement sur les activités humaines d’intérêt économique comme la santé publique, le tourisme balnéaire, la pêche, la sécurité alimentaire…
Ces proliférations anormales de méduses durant différentes périodes de l’année pourraient donc avoir non seulement des impacts négatifs sur la biodiversité marine mais aussi causer des disfonctionnements au sein des chaînes alimentaires. En effet, avec un régime alimentaire composé essentiellement d’organismes planctoniques, M. Derbal assure que les pullulations de méduses pourraient limiter considérablement la production de larves de poissons, de crustacés et de mollusques prédateurs avec des répercussions négatives sur les pêcheries côtières, comme celle des petits pélagiques d’intérêt économique (sardines, sardinelles, anchois, saurel, etc.).
Autrement dit, plus l’ampleur des méduses est étendue, moins il y aura de poissons et d’autres consommateurs en mer. D’ailleurs, M. Grimes assure qu’une récente étude montre que les méduses modifient radicalement les réseaux alimentaires marins en déplaçant l’énergie alimentaire des poissons vers les bactéries. «L’augmentation apparente de la taille et de la fréquence des efflorescences de méduses dans les eaux côtières signifie que l’impact des méduses sur les réseaux alimentaires marins est susceptible d’augmenter à l’avenir», craint M. Grimes.
Pire encore, le chercheur affirme que certains modèles catastrophistes prédisent même une transition poissons- méduses qui s’expliquerait par la diminution du poisson, notamment par la surpêche et les effets du réchauffement climatique, une augmentation du nombre de poissons accompagnée d’une augmentation du nombre d’individus prédateurs des méduses.
Impact
Il faut savoir que lorsque le cycle naturel «prédateur-proie» est affecté par les modifications environnementales et/ou les activités humaines et que la proie prend le dessus sur le consommateur ou le prédateur, comme c’est le cas des blooms de méduses, nous assistons alors, selon M. Derbal, à un type d’invasion biologique avec des conséquences inéluctables sur les réseaux trophiques et la pyramide écologique qui décrit les rapports en termes de nombre, de biomasse ou d’énergie entre les différents niveaux trophiques. Finalement, dans un écosystème fortement contaminé, les proliférations massives et exponentielles de méduses peuvent entrainer, selon M. Derbal, différentes modifications, à court et long termes, sur les communautés animales qui vivent en équilibre dynamique permanent au sein des écosystèmes.
Et l’impact d’explosion de méduses sont multiples et semble n’épargner ni la qualité des eaux ni la biodiversité avec des retombées socio-économiques significatives tels que la perturbation de l’usage récréatif et économique du littoral, la mise en danger des stocks halieutiques, la diminution des captures par colmatage des chaluts de pêche, l’impact sur le tourisme balnéaire et la sécurité des baigneurs, la mortalités de poissons élevés dans des cages flottantes, la contamination des captures par le venin des méduses, la perturbation des systèmes de refroidissement des installations industrielles côtières comme l’obstruction des crépines d’aspiration des centrales nucléaires et l’hydroélectriques ou des stations de dessalement.
Pour M. Derbal, les impacts environnementaux sont tellement diversifiés et complexes que l’homme d’aujourd’hui se retrouve pratiquement impuissant et incapable de trouver des solutions concrètes et efficaces envers son environnement marin fortement perturbé, comme c’est le cas face aux invasions de ces créatures gélatineuses dans presque toutes les mers de la planète.
En effet, les méduses, qui comptent environ 1500 espèces inventoriées au début du 21ème siècle, ont colonisé depuis très longtemps non seulement les eaux superficielles mais aussi les grandes profondeurs «au point où la régulation de leurs populations naturelles est considérée comme un schéma utopique à l’heure actuelle, vue l’accélération de leur mode de multiplication et leur distribution verticale et horizontale qui déborde largement du plateau continental», affirme M. Derbal.
Inquiétude
Néanmoins, M. Grimes assure que s’il est normal de s’inquiéter, il n’est pas nécessaire de paniquer, car les mécanismes de prolifération restent encore mal connus même s’il y a plusieurs hypothèses qui sont émises par les scientifiques. Ce qui est démontré, selon lui, c’est que les scénarios futurs de changement climatique et le réchauffement des eaux marines prédisent l’augmentation du nombre de méduses comme un facteur potentiel d’impact négatif sur la pêche et l’aquaculture.
Malheureusement, M. Grimes se désole du fait qu’en Algérie, la prise de conscience par rapport aux risques que présente cette espèce sur la biodiversité marine et sur les services rendus par l’écosystème marin reste faible. «On constate que les pêcheurs ne signalent pas à l’administration de la pêche, à l’autorité portuaire ou aux scientifiques les cas de proliférations massives de ces espèces», confie M. Grimes.
que les méduses et leurs proliférations ne semblent pas non plus constituer une préoccupation scientifique de premier plan dans notre pays : «Il n’existe quasiment qu’une thèse de doctorat qui a été consacrée exclusivement à cette thématique et aucun projet de recherche qui s’intéresse de manière ciblée sur les proliférations de méduse en Algérie n’est mis en œuvre et il est temps de corriger cela».
Pour le spécialiste, il est essentiel, dans le contexte de la vulnérabilité de la côte algérienne au changement climatique et compte tenu des modifications constatées localement sur certaines composantes de la biodiversité marine de nos côtes mais également et considérant l’ambition du pays à faire de la biodiversité marine un facteur de sécurité alimentaire et sanitaire, d’engager des chantiers scientifiques d’envergure sur les méduses.
Ces chantiers permettraient, selon lui, de mieux comprendre les conditions physico-chimique et écologiques qui favorisent la prolifération des méduses, d’identifier les hotspots de ces proliférations en établissant la cartographie la plus précise possible de leur distribution et enfin de modéliser la croissance des méduses et autant que possible d’anticiper sur ce phénomène.
Prolifération des méduses : La pêche également responsable
Ce phénomène d’explosion des méduses dans toute la colonne d’eau n’est pas attribué uniquement au changement climatique mais aussi à d’autres facteurs anthropiques dévastateurs à l’exemple de la surpêche. Pour Farid Derbal, lorsque les conditions d’exercice de cette activité ne sont pas respectées pratiquement (abus d’effort de pêche, non-respect des quotas, utilisation d’engins prohibés ou susceptibles de favoriser l’expansion des méduses, etc.) ou encore que certaines de leurs espèces prédatrices devenues rares ou menacées en Méditerranée, comme le thon rouge, la tortue de mer luth et carette ou le poisson lune, soient ciblées délibérément par certains engins destructifs (filet dérivant, par exemple), un déséquilibre des écosystèmes marins peut s’installer progressivement avec des conséquences écologiques parfois irrémédiables pour l’homme. «D’une manière générale, la communauté scientifique est unanime sur le fait que les méduses et les écosystèmes des pêcheries entretiennent des relations complexes voire inévitables et que cette surpêche ciblant les super prédateurs marins cités précédemment constituerait l’une des causes plausibles de prolifération de méduses au sein des écosystèmes marins», assure-t-il. En conclusion, plus un écosystème de pêcherie se détériore, plus les populations de méduses semblent en tirer profit et prospérer de manière exponentielle dans un environnement déjà perturbé et fragilisé.
Impact du changement climatique sur le réchauffement des couches d’eau
La première manifestation du changement climatique dans les couches d’eaux superficielles est, selon M. Derbal, l’augmentation de la température estimée par les scientifiques à environ 0,1°C par décennie. Sans tenir compte des épisodes caniculaires prolongés qui peuvent mettre en péril certains écosystèmes fragiles, comme le coralligène des petits fonds, cette élévation de température a, selon le chercheur, d’ores et déjà favorisé l’intrusion en Méditerranée d’espèces non indigènes ou envahissantes et par conséquent la compétition avec les espèces autochtones. «Avec le temps, cette augmentation de température pourrait, par exemple, en zone intertropicale impacter négativement certaines pêcheries mettant ainsi en danger les stocks halieutiques d’intérêt économique», craint-il. La seconde perturbation émanant du changement climatique est l’acidification des couches d’eaux superficielles. Cette dernière, qui cause la diminution du pH, peut accélérer significativement, selon M. Derbal, le ramollissement des écailles des alevins de poissons et la décalcification de l’exosquelette de nombreux invertébrés marins (coraux, crustacés, oursins, coquillages) en réduisant de ce fait leur performance de croissance et leur survie. La diminution du taux d’oxygène engendrée par l’augmentation de la température de l’eau et par le rejet excessif de nutriments issus de la fertilisation des terres agricoles constitue un autre effet du réchauffement climatique. A cet effet, le chercheur explique que les eaux peu oxygénées peuvent engendrer des modifications notables des aires d’occupation des espèces animales. «Les espèces les plus vulnérables colonisant les milieux appauvris en oxygène sont celles qui mènent généralement une vie sédentaire ou fixée sur des substrats accidentés», précise M. Derbal. Si celles-ci n’arrivent pas à développer des mécanismes d’adaptation appropriés aux nouvelles conditions de vie, elles seront donc certainement mises en péril puis remplacés probablement par d’autres espèces plus résistantes au changement climatique. Par ailleurs, M. Derbal assure que le changement climatique peut également impacter les organismes microscopiques comme les populations bactériennes et phytoplanctoniques qui représentent la base de la majorité des chaînes alimentaires marines.
Sofia Ouahib
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