Le 11 novembre 2006, j’ai eu l’honneur d’être reçu par le regretté Pape Benoit XVI, au Saint-Siège de la Cité du Vatican à Rome. Il a été sensible au fait que ce soit un Algérien attaché au dialogue qu’il reçoit en audience, compatriote de deux grandes figures de l’histoire, Saint Augustin le grand théologien chrétien et l’éminent Emir Abdelkader qui a sauvé des milliers de chrétiens à Damas en 1860.
La conjoncture était difficile. Le 12 septembre 2006, dans son discours à l’université de Ratisbonne, le Pape au sujet de l’Islam a suscité une controverse en citant l’empereur byzantin Manuel II Paléologue : «Montre-moi donc ce que Mohammed a apporté de nouveau, et tu y trouveras seulement des choses mauvaises et inhumaines.» Je tenais à lui répondre. Ainsi, la citation malencontreuse des propos qui prenait à partie, comme il le signalait lui-même «d’une manière étonnamment abrupte», la mission du Prophète de l’Islam jeta le trouble. Le discours de Ratisbonne suscita des débats vifs sur deux points : la raison et la violence.
La violence des musulmans
Le Pape a laissé entendre que le musulman croit en l’existence de Dieu sans croire à la raison et que c’est la cause pour laquelle il agirait violemment. Pourtant, la révélation coranique s’adresse à la raison et, d’autre part, s’appuyer sur la raison ne signifie pas, pour autant, que l’on est immunisé et non violent. Foi et raison, toutes deux sont capables du pire et du meilleur. Selon le Pape, la rencontre entre le message biblique et la pensée grecque «n’était pas un simple hasard», mais relevait d’une «nécessité intrinsèque». La pensée grecque, pour nous autres musulmans, ne vient ni colmater une brèche ni répondre à une insuffisance de la foi, de même que la foi ne vient pas suppléer à un manque de raison.
Il posait une question : de quel Dieu le croyant se réclame-t-il ? Cela a poussé les uns et les autres à faire leur examen de conscience. La conférence de Ratisbonne soulevait une polémique en lame de fond. L’Islam n’était pas le sujet principal du discours, mais il a été utilisé dans la démonstration de manière malencontreuse, significative des divergences au sein du monothéisme, de la méconnaissance et de l’air du temps.
Piégé
Alors que le Coran et le Prophète n’ont jamais considéré que la pluralité était source de menace, le discours faisait croire que l’Islam a une vision restrictive au sujet de l’altérité. La prise de position de Benoît XVI pouvait aussi s’expliquer par sa lutte contre la déshellénisation. Mais comparaison n’est pas raison. Exaspéré par les extrémistes violents et en fondant sa démonstration sur le dos de l’Islam, il s’est laissé piéger par la recherche d’un effet de style. Il était affecté par les réactions et tenait à corriger. Au début de notre rencontre, le pape m’a affirmé qu’elle était un signe de son «attachement au dialogue interreligieux et à l’amitié islamo-chrétienne». C’est un point essentiel qui bat en brèche les propos selon lesquels Benoît XVI accordait plus d’importance à la lutte contre l’athéisme et à la place du christianisme qu’à la coexistence entre les religions du monde.
Un dialogue authentique
«J’estime, m’assure-t-il, les croyants musulmans et je ne voulais pas les blesser. Je ne voulais en aucune manière faire miennes les paroles négatives prononcées par l’empereur médiéval et leur contenu polémique n’exprime pas ma conviction. Nous avons besoin d’un dialogue authentique entre chrétiens et musulmans afin de surmonter ensemble les tensions et de relever les défis communs dans un esprit d’amitié.» Je lui ai répondu que l’Algérie, et nombre de musulmans du monde entier, la majorité d’entre eux à mon avis, s’étaient opposés, après ses regrets, à la confrontation. Ils privilégient le débat et recherchent la coexistence. Je lui ai expliqué que mes préoccupations en tant qu’intellectuel musulman attaché comme mon pays au vivre-ensemble et conscient qu’il n’y a pas de paix sans justice, aboutissaient au même constat : il faut discerner, car l’islam est mal représenté à cause de déviants. J’ai précisé que l’Algérie a combattu seule et vaincu l’extrémisme violent.
Sentiment antimusulman
Dans un contexte de crise, l’injustifiable sentiment antimusulman s’amplifie, comme si s’était mise en place une stratégie de diversion et de combat contre le troisième rameau monothéiste. C’est funeste pour tous. Ma préoccupation est de faire entendre la voix d’un islam digne de ses plus hautes traditions, d’un islam du juste milieu, ouvert et vigilant, de la hauteur de pensée, comme l’attestent l’histoire et le patrimoine de l’Algérie. Je l’ai rassuré en affirmant que nous acceptons le débat et les critiques, mais pas l’anathème. Il était convaincu que le dialogue islamo-chrétien contribue à la diffusion de la culture de la paix. Il encourageait l’union des croyants musulmans et chrétiens pour mettre fin aux injustices, à la violence et aux guerres. Dans ce face-à-face, j’ai découvert un savant ouvert, qui a relancé avec force, après coup, le dialogue interreligieux. Nous sommes loin des préjugés sur le Coran et le Prophète, auxquels nous a habitués, depuis des siècles, l’imaginaire de certains Occidentaux. Le pape Benoît XVI était une personnalité attentive dont se dégageait une grande dimension intellectuelle. Sa conférence de Ratisbonne n’était pas significative de son orientation. Notre rencontre a montré que nous avions raison de faire confiance au débat. A la fin de l’entrevue, symboliquement, je lui ai offert une copie de la Lettre de l’émir Abdelkader à l’évêque d’Alger, où il explique que c’est au nom des valeurs de l’islam et des droits humains qu’il a fait son devoir pour sauver les chrétiens menacés. Le Souverain Pontife ému a répondu que c’était à l’honneur de l’Algérie et de l’humanité. Mustapha Cherif