Barbelés et ville fantôme : Chypre, nouveau terrain de jeu pour l'urbex

02/08/2023 mis à jour: 06:12
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Les amateurs d'«urbex» (exploration de lieux désaffectés) découvrent le passé de Chypre à travers des terrains aujourd'hui abandonnés. Ici, l’ancien parc d’attraction Tivoli, à Nicosie

Des manèges laissés à l'abandon et des balançoires grinçantes sous un soleil implacable... Le parc d'attractions Tivoli à Nicosie, la capitale chypriote, demeure à l'abandon depuis onze ans. Néanmoins, pour les passionnés d'exploration urbaine, ce lieu demeure un terrain de jeu incontournable.

Les «urbex», explorateurs urbains, sont de plus en plus nombreux à percer les mystères de la dernière capitale divisée au monde. Pour pénétrer ce domaine, Christos Zoumides a dû écarter des branches, grimper sur un muret et se faufiler entre deux barres de métal oxydées. Avec détermination, il avance parmi des éclats de verre jusqu'à une piste de kart abandonnée. «J'ai accumulé tant de souvenirs ici, c'était une sortie en famille», confie cet éminent chercheur en sciences qui, depuis huit ans, s'adonne à l'exploration urbaine de lieux délaissés. Chypre offre un cadre «unique» et «parfait» pour ce sport clandestin : des kilomètres de barbelés, «des bases militaires, des postes de l'ONU abandonnés (...), des endroits restés intacts pendant des décennies»... Des éléments qui stimulent la curiosité des passionnés d'exploration urbaine.

L'exploration urbaine implique de découvrir des sites interdits d'accès ou difficilement accessibles. Cette pratique fait partie du «dark tourisme», un type de tourisme controversé où les passionnés visitent des endroits liés à des catastrophes, des tragédies ou des guerres, rappelle Katerina Antoniou, spécialiste du tourisme. Cependant, à Chypre, les «urbex» soulèvent de nombreuses questions éthiques, car ils visitent des bâtiments abandonnés inaccessibles pour leurs propriétaires en raison de leur emplacement dans la zone tampon.

Au-delà des vestiges commerciaux tels que Tivoli, l'île se distingue par sa division en deux depuis l'invasion turque de 1974 en réponse à un coup d'État des nationalistes chypriotes-grecs. Une zone tampon sépare la République de Chypre, membre de l'Union européenne, de la République turque de Chypre du Nord (RTCN), uniquement reconnue par Ankara. Pour Christos, l'objectif est de lutter contre l'oubli en «documentant Nicosie d'une manière différente. Découvrir un lieu oublié éveille de nombreuses émotions. Cela crée un lien avec ceux qui l'ont habité», assure-t-il. Avec le temps, cette discipline méconnue a gagné en popularité sur la petite île méditerranéenne, notamment grâce à l'influence des réseaux sociaux.

«Des urbex très populaires ont partagé des vidéos de leurs explorations et les gens veulent faire de même. Ils aspirent à découvrir le côté caché de Nicosie et l'histoire secrète de Chypre», explique-t-il. Un autre facteur contribuant à cet engouement récent est la réouverture partielle de Varosha, au sud-est de l'île. Cette ville, une station balnéaire prisée par la jet-set occidentale, a connu un destin tragique lorsque l'armée turque l'a vidée de ses habitants et entourée de miradors en 1974. Depuis octobre 2021, les autorités chypriotes turques permettent l'accès à certaines rues de cette ville fantôme, en dépit des condamnations de la communauté internationale. Bob Thissen, une star de l'exploration urbaine sur YouTube, n'a pas résisté à la tentation. «C'est une expérience unique, une ville figée dans le temps, c'est extraordinaire, comme une capsule temporelle», s'enthousiasme-t-il. Ce youtubeur néerlandais, suivi par 514 000 abonnés, reconnaît qu'il «risque sa vie, sa liberté et sa santé» pour pratiquer l'exploration urbaine. «Évidemment, je n'allais pas simplement me rendre où les soldats turcs voulaient que j'aille ! Il était facile d'échapper à leur vigilance et d'explorer des endroits moins fréquentés».

Au cours de ses trois séjours à Chypre, Bob Thissen a franchi d'autres barbelés, ceux de la zone tampon surveillée par la Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre (Unficyp). Son but était d'explorer l'ancien aéroport de Nicosie, fermé depuis 1974. Pour y parvenir, il a dû enjamber des fils barbelés et courir sur un kilomètre «sans abri où se cacher», jusqu'à ce qu'il trouve une porte déjà enfoncée. En prenant soin de «ne rien toucher», il s'est aventuré dans le terminal, où des rangées de fauteuils recouverts de poussière attendaient en vain les voyageurs. «Je n'avais jamais vu un endroit semblable en Europe», se rappelle-t-il. Sa visite «exceptionnelle» s'est conclue par «un peu d'adrénaline : les soldats de l'ONU nous cherchaient. Nous sommes restés cachés jusqu'à la nuit, puis nous nous sommes échappés».

Inspirée par les vidéos de Bob Thissen, «Kim», une Coréenne de 28 ans passionnée par l'exploration urbaine, s'est rendue à Chypre en mars pour visiter l'ancien aéroport. Cette architecte, qui préfère ne pas dévoiler son vrai prénom par peur de perdre son emploi, avait le désir d'«entrer dans la zone tampon car il en existe une» qui sépare la Corée du Sud et la Corée du Nord. «Cependant, dans notre pays, cela comporterait de grands risques, tandis qu'ici c'est faisable. Les émotions ressenties en passant sous les barbelés étaient puissantes.» Pour le porte-parole de l'Unficyp, Aleem Siddique, ce genre d'excursion est «complètement irresponsable». «Cet endroit n'est pas un terrain de jeu, c'est une zone militaire (...). Des milliers de soldats armés se trouvent de part et d'autre de la ligne de démarcation», insiste-t-il. Il souligne qu'il serait facile pour un civil d'être confondu avec un soldat, entraînant des victimes potentielles, sans parler des «47 champs de mines encore actifs».

Il soupira. «L'un des aspects les plus exaspérants de cette tendance urbex est le manque de connaissance de certains quant au contexte du conflit. Ils ne réalisent pas que des soldats de l'ONU, des Chypriotes grecs et turcs ont perdu la vie ici. Ce n'est pas un endroit pour faire des vidéos». Cependant, pour Bob Thissen, les avertissements de l'ONU «ne dissuaderont personne, cela ne stoppera personne», dit-il. «Si davantage de barbelés sont installés, nous les franchirons quand même».

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