La puissance coloniale française a mis en œuvre de nombreux instruments pour conquérir l’Algérie. Les moyens ont souvent changé au gré de la résistance ostensible ou cachée du peuple algérien. L’objectif ultime de cette entreprise est resté le même : la spoliation des Algériens de leurs moyens de subsistance, matériels et immatériels. 2,9 millions d’hectares sur 9 millions de terres cultivables sont accaparés violemment.
Une colonisation de peuplement unique dans son genre. Le mouvement sioniste radicalisera à l’extrême cette méthode par la mise en place d’une stratégie de nettoyage ethnique des Palestiniens (Ilan Pappé). Il avait fallu mener une longue lutte d’une violence inouïe et extrême pour mettre définitivement fin à cette colonisation. L’insurrection du 8 mai 1945 constitue en effet une étape décisive dans la lutte séculaire pour la souveraineté nationale, une et indivisible. Certes le fait colonial pèse dans la formation des élites et des Etats-nations.
Figer l’éclosion d’une nation, un passé lointain ou proche, c’est la dévitaliser (Ali Benssad). Il ne doit pas toutefois expliquer toute la trajectoire et les dérives de la période post-coloniale. A la veille du soixantième anniversaire de l’indépendance nationale, il serait utile de l’examiner à la lumière des travaux de la jeune génération de chercheurs, d’autant plus que la décolonisation a été le phénomène du XXe siècle plus marquant que la chute du communisme totalitaire (Alain Gresch).
Manifestations et violence
La jeunesse en ébullition depuis le débarquement américain en Afrique du Nord commence à s’emparer des villes et des campagnes. Après l’incident à Ksar Chellala, Messali Hadj, le président du PPA, est déporté au Congo-Brazzaville le 25 avril 1945 (Rachid Tlemçani).
Le PPA organise des manifestations à Alger, Blida et Oran le 1er mai 1945 pour revendiquer la libération de Messali et l’indépendance de l’Algérie. A Oran et à Alger, la police et des Européens tirent sur les manifestants.
Mais la mobilisation continue et se propage dans plusieurs villes et villages. Le 8 mai, les Algériens musulmans, dont certains se sont battus en Italie dans les troupes françaises, manifestent aux côtés des Européens. Ils célèbrent la fin de la guerre et la victoire des Alliés. Les colonisés pensent obtenir cette fois-ci la réforme du système colonial et la dissolution du code de l’indigénat comme promis tant de fois.
La classe politique française, droite et gauche, ne conçoit pas de se défaire de «l’Algérie française». A Sétif, la manifestation tourne rapidement à l’émeute quand un manifestant arbore le drapeau national. La mobilisation s’étend rapidement au Nord constantinois, à Bône, en Kabylie, en Oranais et à Biskra. Pratiquement toutes les régions se sont révoltées. Ce mouvement insurrectionnel a duré plusieurs semaines, par certains endroits, spontané, et par d’autres, sous la direction du PPA. C’est la première fois depuis la pénétration coloniale en 1830 que les Algériens ont unanimement manifesté des sentiments anticoloniaux et nationalistes.
Ces événements marquent une nouvelle étape dans le long processus de prise de conscience nationale. Avant ces événements, les régions se soulevaient séparément pour s’opposer à la spoliation des terres de certains notables et chefs de tribu. L’insurrection du 8 Mai 1945 est un momentum, un moment historique, dans le processus de lutte pour l’émancipation nationale. En revanche, cette insurrection constitue pour la version officielle «un complot antirépublicain», une thèse qui faisait fi de l’enquête d’une minutie impressionnante de Mahmoud-Marcel Reggui, un Européen adepte pourtant des vertus de la colonisation.
Vagues de répressions et Humiliations collectives
Une campagne répressive est menée partout avec acharnement où les insurrections ont eu lieu, comme à Guelma, Aïn Abid, Sétif, Aïn Kebira et Kherrata. Les colons s’organisent en milice pour prêter main-forte aux policiers, gendarmes et militaires. Toutes les troupes militaires sont réquisitionnées pour réprimer les «troubles à l’ordre public». La marine et l’aviation bombardent et rasent plusieurs agglomérations dans le Constantinois.
A l’annonce de la visite du ministre de l’Intérieur, rapporte Reggui, «on empilait dans les fours à chaux (des minoteries Lavie, à Héliopolis, près de Guelma) les corps des fusillés… Pendant dix jours, on brûla sans discontinuer. L’odeur à la ronde était insupportable. Il suffit d’interroger les habitants de l’endroit. C’est pour cette raison que nous n’avons jamais pu retrouver les corps de ma sœur et de mon frère cadet…» Kateb Yacine, un autre témoin oculaire, constate : «Il y a eu des scènes de viol, il y a eu encore des massacres.
On voyait les corps allongés dans les rues.» Dans un compte rendu de presse, Albert Camus écrit une phrase-choc in Combat : «Les journalistes français doivent se persuader qu’on ne réglera pas un si grave problème par des appels inconsidérés à une répression aveugle.» Une fois la lutte armée déclenchée, la position du nobélisé de littérature 1957 deviendra plus nuancée par rapport à l’engagement politique du journaliste.
La violence coloniale tous azimuts, gaz toxiques dans les grottes, pacification au napalm, torture dans les prisons…, a atteint entre-temps une nouvelle étape dans les crimes souterrains (Christophe Lafaye). Une cinquantaine de mechtas et de douars sont incendiés durant ces événements.
Des humiliantes cérémonies de soumission sont organisées dans plusieurs villes et villages. Des vagues d’arrestations ont eu lieu aussi dans les milieux intellectuels, y compris parmi ceux prônant l’assimilation, l’intégration ou la fédération. Une fraction importante de l’élite politique est incarcérée lors de ces événements, dont certains deviendront des dirigeants du FLN-ALN.
Notons, Ferhat Abbas, le Dr Ahmed Francis, Ahmed Boumendjel, Me Sattor Kaddour, Cheikh Bachir El Brahimi, Mohamed Khider, Abdallah Fillali, Larbi Ben M’hidi, Benyoucef Benkhedda. Ferhat Abbas, arrêté le 8 mai 1945, n’est libéré que 6 mois plus tard à la suite de l’amnistie votée par l’Assemblée nationale. Lors du procès d’Antonio Gramsci, le fondateur du Parti communiste italien, en 1926, le procureur Michele Igor a conclu son réquisitoire : «Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant 20 ans.»
Le général Duval, maître-d’œuvre de la répression de 1945, a mis en garde les opinions de la radicalisation de la méthode «tout-répressif» avant qu’ il ne soit trop tard. «Je vous ai donné la paix pour dix ans ; si la France ne fait rien, tout recommencera en pire et probablement de façon irrémédiable», a-t-il averti à Paris. Toute lutte contribuant à l’éclosion de la libre pensée doit faire l’objet du tout-répressif, une politique ultra-répressive qui deviendra l’arme fatal de l’Etat profond sous le régime des politiques néolibérales que la lutte antiterroriste islamiste légitimera dans le nouvel ordre sécuritaire en gestation.
Bilans et Guerre des mémoires
Le bilan des insurrections est souvent très difficile à évaluer avec exactitude. Selon les autorités coloniales, 103 Européens et
1165 Algériens musulmans sont morts. Le journaliste Yves Courrière, l’auteur de La Guerre d’Algérie, estime à 15 000 Algériens tués. La mémoire algérienne retient le chiffre de 45 000 personnes.
Le bilan des conflits armés et des guerres civiles véhicule souvent des enjeux mémoriels importants. Le bilan de la lutte nationale (1954-1962) continue jusqu’à nos jours à estampiller les relations algéro-françaises. A la faveur du soixantième anniversaire des Accords d’Evian, on assiste en France à un flux inédit d’ouvrages, de films documentaires et de colloques sur les questions mémorielles portant sur la violence coloniale.
Par contre, en Algérie, cet anniversaire est célébré dans la joie et l’allégresse en accueillant les Jeux méditerranéens 2022, avec comme point d’orgue une imposante parade militaire dans la capitale, une première depuis plus de trente ans. La recherche scientifique dans la longue durée et dans sa complexité doit être facilitée pour éclairer la jeune génération pour aller de l’avant. La génération des réseaux sociaux représentant un poids démographique influent exige un nouvel élan dans le processus de construction des identités meurtries et des mémoires.
La fin des illusions de la mission civilisatrice
Le fossé entre les colons et les colonisés s’est creusé davantage après les émeutes de 1945. Les promesses de citoyenneté sont toujours repoussées aux calendes grecques. Le pouvoir colonial, prisonnier de ses «ultras», n’est pas en mesure de transcender ses conflits internes et ses contradictions externes.
Une ambiguïté qui singularise l’Algérie, à la fois en un territoire français de plus en plus assimilé pour les colons et une colonie dotée de lois particulières et discriminantes pour les autres communautés (Colette Sytnicki). La commission qui devait enquêter sur ces événements fut furtivement dissoute.
Les responsables des tueries ont bénéficié de l’impunité totale sans avoir ouvert de procès. Durant ces massacres, c’est bien le général de Gaulle, «l’homme du 18 juin 1940», qui était à la tête de la France, nouvellement libérée de l’occupation nazie. Son discours de Brazzaville, le 30 janvier 1944, n’annonce pas, contrairement à ce qui a été rapporté dans les médias, un changement de cap pour permettre l’émancipation totale des colonies (Mohammed Harbi).
L’autonomie interne des colonies n’est même pas annoncée lors de ce discours. François Mitterrand, ministre des Sceaux, n’a pas aussi vu l’inéluctabilité de la décolonisation. Le socialiste transfert l’essentiel des pouvoirs judiciaires à l’armée estimant que la seule négociation avec le FLN, «c’est la guerre ». Cette décision permet aujourd’hui à Jacques Attali, son conseiller principal à l’Elysée, d’affirmer sans détour que «Mitterrand a créé les conditions légales de la torture».
Il n’a pas réagi à la disparition de 3024 Algériens lors de la Bataille d’Alger. Son souci majeur est la gestion de sa carrière. Il ne changea pas vraiment de stratégie de prise de pouvoir au fil du temps. Il a même réhabilité les généraux putschistes de «l’Algérie française » en accédant à la magistrature suprême en Mai 1981. Son discours paternaliste sur la démocratie à La Baule en 1990 nous fait rappeler étrangement celui du général de Gaulle de 1944.
La réforme du système colonial, tant attendue, s’est avérée finalement être une fuite en avant, une diversion. Le mode électoral, défavorable aux Algériens musulmans, ne permettait, dans les meilleurs des cas, qu’à l’accès à des fonctions subalternes justifiant ainsi la mission civilisatrice de la colonisation.
Le jeu légaliste, structuré et biaisé, ne peut en réalité que consolider le statu quo ambiant. Cette situation est consolidée en avril 1948 lors des élections législatives. Elles sont marquées par d’outrageuses fraudes et une violence électorale indescriptible. Elles sont connues dans les annales électorales comme les élections «Naegelen».
Ces élections ont convaincu de jeunes militants que la voie électoraliste et réformiste ne pouvait pas aboutir à des changements profonds dans la relation entre les colons et les colonisés et entre une «Algérie française» et une «Algérie algérienne». La voix pacifique ne mènera pas finalement l’Algérie à l’émancipation nationale. L’indépendance nationale n’est pas dans l’urne mais au bout du fusil.
Les fervents protagonistes de la cohabitation et de la troisième voie ont définitivement perdu tout espoir d’une Algérie paisible évoluant en symbiose dans un environnement multiethnique et multiculturel, animé par une pluralité politique unique dans la région (Aïssa Kadri).
La France humaniste ne proposa pas une «intégration réelle» dans laquelle le jeu politique ne serait pas un jeu à somme nulle. Le pouvoir colonial s’est entêté à une intégration symbolique, selon la devise, «Soyez comme nous, mais soumis», dans une France aux valeurs universalistes.
Tous les groupes politiques sont désormais convaincus que l’action armée reste la seule voie du salut. La guerre de Libération fractura davantage la cohabitation entre les différentes communautés, le terrorisme urbain de l’OAS finira par la défaire complètement. Cette Organisation est, entre autres, responsable de l’assassinat de 2360 personnes, auxquelles s’ajoutent 5419 blessés, majoritairement algériens (Olivier Le Cour Grandmaison).
L’apaisement des mémoires revendiqué par certains ne doit pas être restreint à une période donnée du fait colonial. L’entreprise coloniale fut totale, radicale et systématique. Les événements de 1945 à 1954 ont profondément marqué toute une nouvelle génération, d’esprit et d’âge. Agée de quinze à trente ans, la «génération 54» était convaincue que la solution finale au fait colonial réside dans «El thawra» (La Révolution).
Le colonisé pour accomplir son humanité (Frantz Fanon) doit tout d’abord «allumer la flamme» (Larbi Ben M’hidi). Le mouvement d’émancipation, une fois déclenché, se prendra, selon le raisonnement des révolutionnaires professionnels, en charge lui-même. Conscients que la dynamique de la guerre asymétrique est imprédictible, les indépendantistes ont osé lancer un défi envers et contre tous. Le déclenchement de la Révolution est conçu comme un grand événement dans le mouvement de décolonisation (Alain Badieu).
Il doit ainsi permettre à l’Algérie de prendre place dans l’espace de représentation internationale. Il ne restait donc à présent qu’à s’entendre sur les nouvelles modalités de lutte et la date exacte de son déclenchement. La nouvelle problématique engendrée par le déclenchement de l’insurrection sous la direction du FLN serait, selon des indépendantistes, examinée en temps voulu.
Dr Rachid Tlemçani